samedi 28 décembre 2024 03:10

Immigration: l'Europe au péril de la vie

Juan Antonio Martin Rivera est porte-parole de la garde civile, à Melilla, et il a fait des 11,5 kilomètres de barrière qui séparent l’enclave espagnole du Maroc une science. Dans son bureau, les journalistes défilent. Hier des Coréens, demain des Chiliens. M. Martin est aussi avenant que patient.

A chaque fois, il prend une feuille de papier. Trace une demi-courbe au stylo. Marque par des rectangles les quatre postes douaniers qui constituent autant de points de faiblesse à ses yeux. Puis assène, sûr de son effet : « Ce n’est pas la frontière de l’Espagne, c’est celle de l’Europe… »

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Voilà vingt ans que les images de migrants se ruant sur le mur de fer de Melilla constituent autant de preuves de la « pression migratoire » pour les partis populistes, de tracts dénonçant « l’Europe forteresse » pour les défenseurs des étrangers. Vingt ans – la première intrusion date de 1993 – que cette triple barrière est renforcée (barbelés, caméras) et rehaussée (de trois mètres en 1999 à six en 2005). Alors, à l’approche des élections européennes, M. Martin est plus que jamais chargé de montrer que, depuis tout ce temps, ce travail n’a pas servi à rien.

Pour cela, il dispose d’un assistant qui fait visiter l’intégralité de la valla (clôture, en espagnol) en 4×4, sans même qu’en soit faite la demande. Celui-ci connaît par cœur les points de vue photogéniques d’où l’on voit le mur serpenter jusqu’à la mer. Tend le bras pour indiquer là où des migrants sont récemment restés suspendus plusieurs heures. Insiste sur les ouvriers en train d’ajouter un grillage aux mailles si serrées qu’il ne devrait plus être possible d’y glisser un doigt.

DES HOMMES D’UNE VINGTAINE D’ANNÉES

La frontière de Melilla connaît un regain d’assauts spectaculaires. Depuis janvier, plus de 1 300 migrants sont parvenus à sauter la barrière. Pourtant, à partir de 2005, les entrées se faisaient au compte-gouttes. Les migrants se cachaient dans des voitures ou passaient par la mer, à bord d’embarcations de fortune. Seuls 600 à 1 000 d’entre eux réussissaient chaque année. En 2011, il n’y avait même eu qu’un seul « assaut »… de 63 personnes. Autant dire rien, comparé aux 20 000 à 50 000 entrées à Lampedusa et à la frontière gréco-turque. Seuls des jeunes hommes d’une vingtaine d’années se risquent en fait à escalader le mur de fer de l’enclave de 12,3 kilomètres carrés.

A Melilla, à l’écart de la frontière, la vie se veut presque douce. On vit dos au mur. La ville est surtout faite d’un étalement d’immeubles disgracieux. Des enseignes désuètes vendent des robes de ménagère. Quelques rues du centre-ville sont encore bordées de bâtiments art déco et de balcons en fer forgé. Au quotidien, les subsaharianos ne sont que des images feuilletées dans les journaux du matin.

C’est par hasard que Le Monde a assisté à l’un de leurs « assauts », le 24 avril. Sur la centaine de migrants tentant de franchir la barrière ce jour-là, une vingtaine seulement va échapper à la police. L’objectif est toujours le même : atteindre le centre d’accueil temporaire (CETI) situé à quelques mètres du grillage. Là, le droit espagnol protège de l’expulsion. C’est donc comme sur une ligne d’arrivée, le torse en avant, qu’ils s’y ruent, ce 24 avril, entourés d’une haie honneur hurlant : « Victoire ! Victoire ! »

À LA NEUVIÈME TENTATIVE

Le CETI est un bâtiment ouvert de 450 places où les migrants sont nourris, logés. Pour tous, ici est la vraie porte d’entrée de l’Europe. Après un à six mois, ils sont transférés sur la péninsule espagnole. A cause de leur état de santé ou des difficultés à reconnaître leur identité, moins de la moitié sont expulsés. Les autres sont rendus à leur voyage. Beaucoup préfèrent donc ne pas s’éloigner du CETI de peur qu’un incident, même mineur, avec un Espagnol, ne compromette leur transfert. « Qu’est-ce que j’irais faire là-bas ? », demande Vincent, un Camerounais de 26 ans qui tue le temps à l’ombre d’un muret en montrant au loin le centre-ville de Melilla.

Il y a aussi un mélange de crainte et d’empathie chez les Melilliens. Sur le front de mer, José Maria Lopez Rodriguez, camionneur à la retraite, plante chaque jour son parasol rouge à côté du même banc: « Le problème, ce n’est pas la barrière. Même rehaussée de 20 mètres, ils la franchiraient. L’Europe a juste laissé l’Afrique seule avec ses misères. » « Ils veulent tous aller en Espagne, le seul souci c’est qu’ils ont des maladies », justifie de son côté, à voix basse, un serveur d’un café derrière la mairie.

Seuls quelques migrants s’aventurent en centre-ville. Ils aident à garer les voitures. Poussent les chariots à la sortie du supermarché. S’abritent à l’ombre aux heures chaudes. « Señora, limpieza ? » (« Nettoyage, Madame? »), harangue Fokou, 24 ans. Chaque jour, il lave les véhicules sur la place centrale de Melilla. Il a quitté le Niger il y a trois ans. A tenté huit fois en deux ans de franchir la barrière. Il a réussi à la neuvième, en mars.

UN GOLF AU PIED DE LA BARRIÈRE

C’est surtout à la plage que se croisent migrants et Melilliens. Mais le mélange de serviettes est rare. Il y a bien aussi cette équipe de football du CETI. On y est sélectionné en fonction des arrivées et des transferts vers la péninsule. Mais là encore, lors des matchs, le partage des gradins entre Espagnols et migrants vaut bien une frontière. Pour croiser des Melilliens, il reste la mosquée. « Bonne chance! », leur lance l’un des fidèles, ce vendredi 25 avril, à la sortie du prêche.

En vingt ans, les migrants n’ont en fait laissé presque aucune trace à Melilla. Seuls deux s’y seraient installés, et ils fuient la presse. Même les morts de la valla se sont fait oublier. Ceux qui ont glissé sur le barbelé ou se sont empalés. Dans le cimetière musulman situé au pied du grillage, l’imam sait à peine où se trouve la tombe de sept d’entre eux. Là, il y a « un Malien tombé en 2002 », croit-il savoir. Ici, un « Irakien ». Une seule histoire semble l’avoir ému : celle d’une jeune malade de 24 ans, morte en mai 2013, trois semaines après son arrivée.

L’exiguïté du territoire semble avoir même banalisé tous les contrastes, à Melilla. En 2008, un golf a été construit au pied de la barrière, à 50 mètres du CETI. Les migrants le traversent régulièrement en courant, pieds nus, ensanglantés, jusqu’au centre. « Je travaille, je paie des impôts, pourquoi devrais-je m’excuser de jouer ici? », lâche un golfeur. Mellila, « c’est la route de l’endurance et de la force mentale », résume Vincent, le Camerounais.

La perspective du transfert en ferry vers la péninsule vaut toutes les humiliations. Le soir du 23 avril, le moment tant attendu est enfin arrivé pour une soixantaine d’entre eux. Chacun a mis son plus beau jogging, sa plus belle casquette. Pour rejoindre le port, le groupe d’heureux élus doit traverser la ville. Certains tirent une petite valise. Une longue avenue les mène alors jusqu’à la mer. Une plaque indique son nom: avenue de la Démocratie.

06.05.2014, Elise Vincent  

Source : LE MONDE

 

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