lundi 25 novembre 2024 00:07

Intégration, un modèle à réinventer

Une refonte des politiques d'intégration devait être annoncée jeudi 9 janvier. La France cherche toujours une voie pour prendre en compte la diversité de sa population sans trahir l'idéal républicain. Un compromis que beaucoup d'experts jugent possible.

S'il est un débat qu'il semble impossible d'ouvrir, c'est bien celui-ci. Il suffit que la puissance publique s'empare du dossier de l'intégration pour que les discussions s'enflamment. Le gouvernement Fillon s'était résigné à refermer la boîte de Pandore en 2010, à la suite des nombreux dérapages qu'avaient suscités les 340 réunions locales sur « l'identité nationale ».

L'approche plus feutrée de la nouvelle majorité n'a guère mieux fonctionné. Les rapports d'expertises commandés par Matignon à des groupes de travail, discrètement mis en ligne cet automne, ont provoqué un tollé lorsque leur existence a été découverte, en décembre dernier, au lendemain de la convention UMP sur l'immigration. La polémique s'est focalisée sur certaines préconisations du document liées à la place de l'islam et de « la culture arabo-orientale » dans la société. Du coup, le plan qui devait être annoncé dans la foulée d'un séminaire interministériel initialement prévu aujourd'hui a finalement été repoussé sine die.

40 % des 5 millions d'immigrés ont été naturalisés

Pourtant, difficile de faire l'impasse sur ce sujet alors que la France, terre d'immigration ancienne, compte aujourd'hui cinq millions d'immigrés, dont 40 % ont été naturalisés, et 6,5 millions d'enfants d'immigrés, dont 92 % sont français. Leur intégration est certes perfectible, elle est sans doute trop lente, mais elle n'est pas en panne. Contrairement à certains discours catastrophistes, les indicateurs prouvent que la fluidité sociale se renforce d'une génération à l'autre. En moyenne, les migrants ont un niveau de vie médian de 30 % inférieur à celui des Français. Leurs enfants divisent cette différence par deux, avec des variations en fonction des pays d'origine. Un peu moins de 40 % des immigrés vivent avec un conjoint né de parents français. Leurs enfants, eux, sont 65 % à former un couple mixte (LIEN). Dès la deuxième génération, le taux de natalité rejoint celui de la population majoritaire. Une acculturation a donc bien lieu.

Crispation depuis les années 1980

Alors, pourquoi et comment l'intégration est-elle devenue un sujet qui fâche ? Pour le sociologue et démographe François Héran, qui a étudié la fréquence de l'usage des mots liés à l'immigration au cours du XXe siècle, la situation se crispe dans les années 1980. « Il s'agit d'une période de grands changements, où le concept de "modèle d'intégration" fait son apparition. À ce moment, les enfants de la deuxième génération d'origine maghrébine se heurtent au chômage de masse et le Front national réalise ses premières percées », analyse le chercheur à partir de Ngram Viewer, un programme capable de mesurer la fréquence du vocabulaire dans des millions d'ouvrages numérisés par Google.

C'est aussi à cette époque qu'on assiste au retour du mot « assimilation », utilisé au début du XXe siècle, lorsqu'il s'agissait d'opposer « juifs assimilés » et « juifs étrangers », puis, dans les années 1930, avec les tentatives de franciser les élites algériennes. De la même manière, c'est également durant la décennie 1980 que les termes « lien social », « droit du sol », « droit du sang » ou encore « école républicaine » émergent dans les discours politiques. Il s'agit alors de répondre à la peur de replis communautaristes, qui se manifeste par exemple avec l'apparition des premiers cas de voile islamique à l'école. Et ce, en dynamisant la politique d'intégration.

Contradiction entre la tradition républicaine et la réalité de la diversité multiculturelle

Malheureusement, « les réponses et les dispositifs pour la favoriser vont être extrêmement pauvres », regrette le sociologue et démographe Patrick Simon. Car « il existe en France une contradiction entre la réalité de la diversité multiculturelle et la tradition républicaine qui suppose une certaine invisibilité des différences ». En effet, la République est « une et indivisible ». Au nom de ces valeurs, aucune distinction ne doit être faite entre les Français en fonction de leur origine. Mais un tel principe n'aide pas à regarder en face certaines réalités : par exemple, alors que 82 % des descendants d'immigrés venus d'Europe ont un emploi cinq ans après leur sortie du système éducatif, se rapprochant fortement des données de la population majoritaire, les enfants de parents venus d'Afrique ne sont que 61 % à avoir trouvé un travail. Toute politique d'intégration bute sur cet écueil, alors que, poursuit le chercheur, « elle devrait pouvoir se donner des objectifs clairs et mesurables, avec des moyens pour les atteindre. Au lieu de cela, pour aborder la question des Français issus de l'immigration, on parle avec pudeur de "populations faiblement qualifiées", ou de "politiques de la ville" ».

Sanctionner les discriminations

Pour Ahmed Boubeker, sociologue à l'université de Metz, il existerait pourtant des moyens de prendre le sujet des discriminations à bras-le-corps sans épouser lemodèle anglo-saxon, qui repose sur des politiques de discrimination positive et de quotas. « Il y a une passion française de l'égalité, il suffit de lui redonner des capacités d'action », explique-t-il. Selon lui, cela pourrait commencer par la création de deux institutions. L'une qui aurait les moyens juridiques de sanctionner les discriminations ; l'autre qui aurait la charge de coordonner l'ensemble des expériences menées contre les traitements différenciés. Certes, il existe déjà des organismes spécialisés qui auraient pu servir de point de départ à un tel projet, mais ils n'ont pas brillé par leur efficacité ou ont été supprimés. La Halde a été fondue en 2011 au sein du défenseur des droits, le Haut Conseil à l'intégration (HCI) a disparum et l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (Acsé) est en phase de réorganisation.

Comment reconnaître plus de cinq millions de musulmans sans rogner le principe de neutralité de l'État ?

Récemment, la question de l'intégration a encore été compliquée par la place prise par la communauté musulmane, dans un pays marqué par un fort attachement à la laïcité. Comment reconnaître plus de cinq millions de musulmans sans rogner le principe de neutralité de l'État ? Les lois de 2004 sur le foulard à l'école et de 2010 sur le voile intégral ont prouvé combien il est difficile d'arbitrer entre les revendications acceptables et celles qui ne le sont pas. « Sur le respect de la laïcité, il faut être ferme, sans pour autant être malveillant », estime Bernard Godard, le « monsieur islam » du ministère de l'intérieur. Ce spécialiste est connu pour avoir été l'architecte du Conseil français du culte musulman (CFCM), selon une idée impulsée par Jean-Pierre Chevènement, qui a vu le jour en 2003 avec le soutien de Nicolas Sarkozy. La conviction de l'époque était qu'il fallait structurer un islam de France, avec une représentation, afin de fournir à l'État des interlocuteurs. « Ce fut un projet ambitieux mais pas forcément probant, car il n'a pas emporté l'adhésion des premiers concernés. Nous avons jusqu'à maintenant pris le problème par le haut, je crois à présent qu'il faut le prendre par le bas », estime l'expert.

Formation d'imams français

Du coup, ce dernier s'attelle maintenant à multiplier les projets très concrets : le montage d'un programme de formation d'imams français, avec des modules à l'étranger, afin d'arrêter les flux incessants de religieux venus de l'extérieur, ou encore le développement d'une charte de qualité pour l'organisation des pèlerinages. Une approche pragmatique qui pourrait aider à éviter les crispations passionnelles qui relancent de manière chronique les débats sur l'intégration.

La construction française de l'intégration

1983 : Une « marche pour l'égalité et contre le racisme » fait le trajet Marseille-Paris. La mobilisation amène François Mitterrand à annoncer la création d'une carte de séjour de dix ans pour les étrangers.

1989 : création du Haut Conseil à l'intégration (HCI), qui a pour mission d'émettre des avis sur les politiques à mener en direction « des résidents étrangers ou d'origine étrangère ».

1993 : pour la première fois, la notion d'intégration apparaît dans la loi Pasqua sur l'immigration. Elle reviendra comme un objectif affiché dans tous les textes législatifs ultérieurs.

2003 : création du « contrat d'accueil et d'intégration » signé par les primo-arrivants en France, dans lequel les « valeurs de la République » sont rappelées. Il devient obligatoire en 2007.

2010 : fin du débat sur l'identité nationale. Les naturalisations deviennent plus solennelles, avec la signature d'une « charte des droits et devoirs du citoyen français ».

2013 : démantèlement du HCI en vue de son remplacement par une autre instance.

8/1/14, JEAN-BAPTISTE FRANÇOIS

Source : La Croix

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