mercredi 27 novembre 2024 09:50

"J'ai vécu dans la peau d'un migrant"

De plus en plus de migrants arrivent en Europe après un long et périlleux périple. Arthur Frayer est reporter. Il a voulu savoir et comprendre tout ce qu'on ne dit pas à propos de ce voyage rarement choisi. Et pour le découvrir, il s'est mis à la place d'un migrant. Il raconte.

Le thème des migrants est un sujet structurel, qui marque notre époque. Ils ont commencé à arriver en Europe au début des années 2000. Et pendant tout ce temps, j'ai eu le sentiment que l'on entendait toujours le même type d'histoire. J'ai voulu aller plus loin.  

Pour réaliser Dans la peau d'un migrant (publié en octobre, ndlr), j'ai utilisé le journalisme le plus classique qu'il soit, en enquêtant, en rencontrant mes sources qui étaient tant des migrants que des policiers, des magistrats, des associations. Mais pour mieux comprendre, j'ai utilisé l'immersion. A plusieurs reprises, je me suis fait passer pour un migrant en m'infiltrant, comme j'avais pu le faire dans les prisons [pour son premier livre, Arthur Frayer a passé le concours de gardien de prison et s'est fait embaucher pendant plusieurs mois au sein d'un établissement pénitentiaire, ndlr], lorsque ça s'avérait nécessaire. Le but était de trouver des informations qui sont d'intérêt public mais qui ne sont pas accessibles autrement que lorsqu'on le vit.  

"Expulsé clandestinement"

Pour mes différentes immersions, je me suis rendu dans les villes clefs. Ma première immersion s'était déroulé au Pakistan où je suis resté un mois. Je suis également passé par la Turquie à plusieurs reprises, j'ai été en Bulgarie, mais aussi en France. Pas une seule fois, je n'ai été démasqué. Il faut dire que ma typologie a aidé. J'ai la peau assez sombre et je me suis laissé pousser la barbe. On pouvait me prendre tant pour un Afghan que pour un Espagnol ou un Arabe. Avec ma barbe, ma tête, des vêtements de seconde main, un sac à dos et de la terre sur les fringues, c'est passé.  

>> Lire aussi:Crise des migrants: l'Union européenne s'attaque à la "route des Balkans" 

En Bulgarie, à la frontière avec la Turquie, les policiers n'y ont vu que du feu. Pendant cette étape, je voulais intégrer un centre de rétention pour migrants. Pour ce faire, j'ai dormi à la belle étoile, puis, au petit matin, j'ai rejoint le village le plus proche en me faisant passer pour un Syrien. Je parlais anglais, mais un mauvais anglais, très haché.  

Dès que les policiers m'ont vu, ils m'ont arrêté. C'était le but, mais je craignais tout de même le déroulement de ce moment. Je n'avais pas de papiers sur moi et mon amie, qui assurait mes arrières avec tous les documents nécessaires, prête à contacter l'ambassade en cas de problème, ne pouvait pas anticiper le fait que les policiers ne respecteraient pas la procédure. Au lieu de m'emmener au commissariat, ils m'ont expulsé clandestinement en Turquie. Il n'y avait aucune trace de mon passage dans le pays. 

Une expérience étrange

En Turquie, et plus précisément à Istanbul, j'ai pu approcher un logeur pour connaître le fonctionnement des logements pour les migrants. A Izmir, j'ai tenté une autre immersion pour négocier la traversée en bateau vers la Grèce. Dans ces deux cas, ce qui m'intéressait était de comprendre comment ça fonctionnait: à qui s'adresser, comment transférer l'argent aux passeurs, comment devait se dérouler la traversée, etc.  

>> Lire aussi: L'Allemagne a reçu plus de 960.000 demandeurs d'asile en 2015 

Etre dans la peau d'un migrant est une expérience étrange. Il faut être très lucide. Ne pas aller trop loin. Observer un maximum. Ne pas se mettre en danger. Ne pas trop parler. Le but était de donner la parole aux autres. A Istanbul, par exemple, un homme m'a particulièrement marqué. Il était afghan, travaillait illégalement comme serveur dans un restaurant et était persuadé que la Terre était plate. Il avait parcouru 4000 bornes et voulait, dès qu'il arriverait en Europe, aller voir le bout du monde avant de se rendre à Londres ou en Norvège.  

A Calais, c'est un autre type de personne qui m'a marqué: ceux qu'on appelle "les passeurs", mais qui n'en sont pas vraiment. J'y ai appris que la frontière n'étais pas si claire entre le vrai passeur qui fait partie d'une "bande organisée" et le migrant qui souhaite se faire sa pièce, pour financer sa propre traversée, sur celui qu'il va aider à aller en Angleterre. Malheureusement, c'est plus souvent ceux-là que l'on voit défiler à la barre des tribunaux, plutôt que les passeurs professionnels. 

Arthur Frayer est l'auteur de Dans la peau d'un migrant, Arthur Frayer (aux éditions Fayard, 2015) et Dans la peau d'un maton (Fayard, 2011) 

le 17/12/2015, Emilie Tôn

Source : lexpress.fr

Google+ Google+