vendredi 27 décembre 2024 02:12

L'étonnante xénophobie des États-Unis, construits grâce à l'immigration

Donald Trump est le dernier avatar d'une tendance politique qui ne cesse de refaire surface aux États-Unis depuis deux siècles : le nativisme.

Ce sont quatorze vers qui, pour beaucoup, symbolisent le rêve américain. Ceux du sonnet «Le Nouveau Colosse», de la poétesse Emma Lazarus, gravés sur le piédestal de la Statue de la Liberté, accueillant de leur promesse émancipatrice les immigrants se pressant dans le port de New York: «Envoyez-les moi, les déshérités que la tempête m'apporte...»

En 1992, la National Review, l'une des publications les plus prestigieuses du conservatisme américain, choisit la même Statue de la Liberté, le bras tendu droit devant comme pour barrer le passage, comme illustration d'un article, signé du journaliste d'origine britannique Peter Brimelow, sur les menaces planant sur l'identité américaine du fait de l'immigration: l'auteur estime que la réforme votée en 1965, que Lyndon Johnson avait symboliquement signée devant la Statue de la Liberté, «a ouvert en grand les portes du Tiers-Monde» et que le «canot de sauvetage» américain est sur le point de chavirer. Trois années passent, et c'est le gouverneur républicain de Californie, Pete Wilson, qui prend «Lady Liberty» pour arrière-plan de sa déclaration de candidature à l'élection présidentielle, dans un discours comparant les prestations sociales accordées aux immigrés clandestins à «du room service gratuit offert à quelqu'un qui s'est introduit par effraction dans une chambre d'hôtel».

En cette année 2016, le parti républicain présente à la Maison-Blanche un candidat, Donald Trump, qui a inauguré sa campagne en ciblant les violeurs mexicains et la finit en accusant les bad hombres. Peter Brimelow, lui, dirige désormais Vdare (pour Virginia Dare, le premier enfant de colons né sur le sol américain), un site internet violemment anti-immigration et très positif envers Trump, qualifié récemment de «ô combien meilleur et plus courageux que ce froussard de Mitt Romney» sur le sujet. Pete Wilson, s'il a refusé de soutenir le milliardaire, est de son côté souvent perçu comme un de ses devanciers. Entre ces trois hommes, et bien d'autres, un concept commun, méconnu en France mais qui irrigue toute l'histoire des États-Unis: le nativisme. Un trait d'union qui prouve que le trumpisme n'est pas qu'un simple épisode de télé-réalité politique sous stéroïdes, mais puise sa source loin dans le passé, dans un état d'esprit «aussi américain que la tarte aux pommes».

«Une nation d'immigrants et de gens qui veulent restreindre l'immigration»

 «Je définirais le nativisme comme la peur ou le ressentiment envers les immigrants. Il s'agit d'une peur sous-jacente qui parfois donne naissance à un mouvement social, et parfois même à un mouvement politique», synthéthise Tyler Anbinder, professeur d'histoire à la George-Washington University de Washington et auteur du récent City of Dreams: The 400-Year Epic History of Immigrant New York. «Son modèle habituel est d'identifier les immigrants comme ennemis du mode de vie américain et de l'identité américaine, et de mobiliser les gens contre eux», complète Juan F. Perea, professeur de droit à la Loyola University de Chicago.

En cela, le nativisme nuance fortement le mythe d'une terre d'accueil fondée sur le brassage des identités, d'une «nation d'immigrants», disait John F. Kennedy. «On dit depuis longtemps que les Etats-Unis sont une nation d'immigrants mais, pour des raisons qui y sont étroitement liées, ce sont aussi une nation de gens qui veulent restreindre l'immigration», écrivait en 2010 dans un essai remarqué, Not Fit For Our Society. Immigration and Nativism in America, le journaliste Peter Schrag, lui-même arrivé aux États-Unis à l'âge de dix ans avec ses parents réfugiés depuis l'Allemagne nazie.

«Le nativisme, la xénophobie et le racisme peuvent difficilement passer pour des phénomènes spécifiquement américains. Ce qui les rend significatifs aux Etats-Unis est qu'ils s'inscrivent presque directement contre les idéaux fondateurs de la nation.»

Les nativistes les plus acharnés sont des contradictions vivantes: «Ils ne comprennent pas que leurs ancêtres étaient regardés de la même façon, par exemple s'ils étaient irlandais: on disait que jamais les Irlandais ne deviendraient de vrais Américains, qu'ils allaient ruiner tout ce qui était grand dans l'Amérique», pointe Tyler Anbinder.

Ce nativisme ressurgit régulièrement, notamment dès que la source de l'immigration change. À la fin du XVIIIe siècle, les jeunes États-Unis, alors en situation de conflit larvé avec la France, votent les Lois sur les étrangers et la sédition, qui font passer le délai nécessaire pour qu'un immigrant devienne citoyen de cinq à quatorze ans et facilitent la déportation d'immigrés jugés dangereux pour la sûreté nationale. D'autres épisodes suivront. Dans les années 1830-1840, ce sont les immigrants catholiques irlandais et allemands, vus comme une menace pour l'Amérique WASP et comme un canal de la réaction royaliste à l'œuvre en Europe, qui sont ciblés, avec des émeutes anti-catholiques. A la fin du XIXe siècle, c'est le tour des immigrants asiatiques, avec la Loi d'exclusion des Chinois de 1882. Puis, juste après la Première Guerre mondiale, des immigrants italiens et d'Europe de l'Est, avec la Loi d'immigration Johnson-Reed, qui restreint l'immigration depuis ces pays. La menace est alors vue comme culturelle, mais aussi sécuritaire: de même que les Mexicains sont vus par Trump comme des violeurs en puissance et les musulmans comme de potentiels terroristes, Italiens et Européens de l'Est sont perçus comme une menace pour la sécurité nationale du fait de la Révolution d'octobre et des attentats à la bombe anarchistes, avec pour apogée de cette paranoïa l'affaire Sacco et Vanzetti.

«Reconquista démographique»

Cette récente vague de nativisme anti-Mexicain, Donald Trump est loin de l'avoir inaugurée, puisqu'elle a au moins deux décennies d'existence. En 1994, l'état de Californie fait passer par référendum la proposition 187, qui interdit aux immigrants illégaux l'accès au système de santé ou à l'éducation –une loi qui sera déclarée inconstitutionnelle quatre ans après. D'autres propositions suivent, sur l'enseignement supérieur, la citoyenneté ou l'enseignement bilingue. Dans l'État voisin d'Arizona est créée, la même année, l'organisation ProEnglish, dont le but est d'imposer par la loi l'anglais comme langue officielle –contrairement à la France, les États-Unis n'ont en effet pas de langue nationale. La vigueur démographique de la population hispanique alimente alors les peurs d'un pays à l'identité dédoublée: en 2004, l'essayiste Samuel P. Huntington, théoricien du «choc des civilisations», publie le très discuté Who Are We? The Challenges to America's National Identity, où il estime que, un siècle et demi après le rattachement de la Californie et du Texas, le Mexique est en train de mener une «Reconquista démographique» dans le Sud.

Ces peurs ont alimenté propos outranciers et débats virulents lors de la dernière décennie. En 2005 se forment des patrouilles «spontanées» à la frontière mexicaine pour surveiller les passages illégaux, dont le président George W. Bush se désolidarise en les qualifiant de «milices d'auto-défense». «Alors que le président les qualifiait de milices, j'étais en Arizona pour les traiter en héros», réagit un représentant de son parti, l'élu du Colorado Tom Tancredo, qui comparera l'année suivante Miami à «un pays du Tiers-Monde». Le même Tancredo, qui a appelé à un moratoire de trois ans sur l'immigration légale pour laisser les immigrés déjà en place s'assimiler, est aujourd'hui devenu un chroniqueur régulier du site de droite radicale Breitbart, où il s'insurge de la trahison des élites républicaines envers Donald Trump.

En 2008, lors de la primaire républicaine, le maire de New York Rudy Giuliani (devenu aujourd'hui un fervent défenseur de Trump) est accusé par ses concurrents d'avoir fait de sa ville un «sanctuaire» pour les immigrants illégaux. Kris Kobach, un juriste aujourd'hui devenu conseiller de Trump sur l'immigration, inspire à l'Alabama et à l'Arizona des lois anti-immigration extrêmement restrictives.

Après la réélection d'Obama, la question d'une éventuelle amnistie envers les immigrants illégaux, dans le cadre d'une réforme plus large de l'immigration, clive les Républicains: en 2014, le chef de la majorité à la Chambre des représentants, Eric Cantor, essuie un stupéfiant revers en se voyant refuser l'investiture par ses électeurs de Virginie après avoir été accusé par son adversaire, Dave Brat, de mollesse envers l'immigration illégale. Une défaite souvent vue comme un présage de celle de l'establishment républicain face à Trump. «L'immigration est un sujet qui clive le parti républicain, synthétise Donald Brand, professeur de sciences politiques au College of the Holy Cross (Massachusetts). Il y a une aile du parti qui reconnaît la contribution que les étrangers apportent à ce pays, et qui peut prévoir un moyen d'accession à la citoyenneté même pour les immigrants illégaux. C'est par exemple le cas des Bush, qu'il s'agisse de George H.W. Bush, de George W. ou de Jeb.»

Trump, un «Know-Nothing» moderne

Dans un pays dont près de 30% de l'électorat est afro-américain, hispanique ou asiatique, le nativisme peut vite se heurter à un plafond électoral, comme en témoignent les difficultés, depuis quinze ans, des Républicains de Californie, ou celles que risque de rencontrer Trump le 8 novembre à la tête d'un parti réduit à son électorat blanc.

Au milieu du XIXe siècle, ce courant nativiste avait tenté de se constituer en parti autonome afin de contrecarrer le duo formé par les Démocrates et le parti républicain naissant. Les «Know-Nothings» (organisation ainsi nommée car, quand on demandait à ses membres des informations sur le mouvement, ils répondaient : «Je ne sais rien») réclamaient notamment un délai de vingt-et-un ans pour les immigrés voulant devenir citoyens et le maintien du protestantisme comme seule religion enseignée à l'école. Un de leurs leaders était William Poole, un chef de gang de Manhattan incarné par Daniel Day-Lewis dans le film de Martin Scorsese Gangs of New York.

Le mouvement a laissé une image si forte que plusieurs hommes politiques, au premier rang desquels le vice-président Joe Biden, on dit de Trump qu'il était un moderne «Know-Nothing». Il est pourtant vite retombé avec la Guerre de Sécession, non sans avoir légué à la vie politique américaine un candidat à la Maison-Blanche. En 1856, l'ancien président Millard Filmore tente de reconquérir son poste sous l'étiquette de l'American Party, la vitrine partisane des Know-Nothings, et glane un peu moins de 22% des voix et un État, le Maryland.

 «Depuis Filmore, Trump est le premier grand candidat à la présidentielle avec un agenda explicitement anti-immigrants», estime Tyler Anbinder. Les «successeurs» de Filmore ont effectivement eu moins de réussite électorale. Lors de la convention républicaine de 1916, le sénateur du Massachusetts Henry Cabot Lodge, adepte d'une politique très restrictive sur l'immigration, ne récolte qu'une poignée de voix. En 1996, Pete Wilson doit retirer sa candidature au bout d'un mois. La même année, Pat Buchanan, un ancien conseiller de Nixon et Reagan qui s'inquiète de voir les États-Unis devenir un «pays du Tiers-Monde» et estime que le Voting Rights Act de 1965 a constitué «un acte de discrimination régionale contre le Sud», tente pour la deuxième fois d'obtenir l'investiture du parti républicain et échoue, non sans avoir menacé le futur candidat Bob Dole.

Aujourd'hui fervent soutien du ticket républicain, Buchanan finira par réussir à se présenter en 2000, sous la bannière d'un petit parti, le Reform Party, obtenant un maigre 0,4% des voix –mais quelques milliers de suffrages dans le comté de Palm Beach en Floride, un résultat improbable, probablement dû à un design de bulletin défectueux, qui a coûté la Maison-Blanche à Al Gore. Quelques mois plus tôt, un candidat s'était retiré avec fracas de la primaire du Reform Party en accusant Buchanan d'être un «amoureux d'Hitler», antisémite et raciste, qui «attaque systématiquement les noirs, les Mexicains et les gays». Il s'appelait Donald Trump.

02.11.2016, Jean-Marie Pottier

Source : slate.fr

Google+ Google+