mardi 26 novembre 2024 02:49

L’historien Patrick Boucheron éclaire les enjeux de la crise des réfugiés.

Il rappelle que le droit d’asile est le fruit d’une longue et douloureuse histoire. Et, avec ferveur, il invite à conjurer nos peurs.

Quelle lecture faites-vous de l’accueil des réfugiés en France ?

Patrick Boucheron : On discute pour savoir s’il est raisonnable d’accueillir en France 24 000 réfugiés syriens en deux ans pendant que l’Allemagne en accueille 20 000 en deux jours. Comment rendre compte de cette scandaleuse dissymétrie, sans se cantonner dans l’indignation morale ? Car on ne saurait opposer l’idéalisme allemand au réalisme français : c’est l’orchestration de la crainte qu’est censé nous inspirer l’afflux d’un tout petit nombre de réfugiés qui est de part en part idéologique, tandis que la gestion allemande de l’urgence semble bien pragmatique (on l’a encore compris tout récemment), eu égard à leur besoin de main-d’œuvre, aux enjeux de sécurité intérieure et aux politiques de la mémoire nationale. Pour expliquer ces différences, certains sont tentés d’avoir recours à l’histoire, même si c’est peut-être encore une manière de se rassurer. Je ne suis pas historien du contemporain mais il me semble que nous devons convoquer au moins deux moments de notre histoire récente.

La figure du paria, comme Hannah Arendt l’a montré, est l’un des legs les plus terribles du XXe  siècle européen, peut-être son principal fardeau. Et bien entendu, l’Allemagne n’a pas le même rapport historique au problème des réfugiés que la France. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont 13 millions de personnes déplacées qui reviennent. Les Allemands s’en souviennent, ils ont une conscience historique qui les amène à répondre différemment à l’épreuve actuelle. Car il s’agit bien d’une épreuve, non au sens d’un événement douloureux, mais d’un moment de vérité qui éprouve la résistance d’une société : une mise à l’épreuve de ce que l’on est, ce que l’on croit devoir au passé et ce que l’on espère devenir.

Comparons notre prise de conscience aujourd’hui, tardive, ambiguë, contradictoire, avec celle de 1979, lors de la grande crise des boat people qui suit la fin de la guerre du Vietnam. Il faut se souvenir de la mobilisation, non seulement des intellectuels mais de la société tout entière, et ne pas se contenter de l’image nostalgique de Sartre et Aron réunis sur le perron de l’Élysée, venus tenter de convaincre un pouvoir politique qui, déjà, ne voulait pas agir. 130 000 réfugiés vietnamiens et cambodgiens ont été accueillis en France en très peu de temps, au point de changer la physionomie de certains quartiers, comme le 13e  arrondissement de Paris.

Que s’est-il passé entre cette époque et aujourd’hui, pour que l’autre rive de la Méditerranée nous semble plus éloignée de nous, ou plus menaçante, que ne l’était le golfe de Siam ? Pas seulement l’augmentation du chômage, mais trente ans de combat idéologique désignant l’antiracisme et, au-delà, l’ouverture à l’autre, comme le principal danger qui menace l’identité nationale. Voyez quel cynisme, et surtout quelle conception étriquée des grandeurs d’une nation tout cela produit : un mélange détonnant d’arrogance et d’abandon, une perte de confiance dans les ressources morales d’une société. Au fond, dans ce procès permanent fait à la pensée critique des années 1970, c’est le lien à l’universel qui se trouve en danger. Je pense à Michel Foucault qui, en 1979, disait craindre que le problème des réfugiés « ne soit pas seulement une séquelle du passé, mais un présage de l’avenir ».

De nombreuses voix s’élèvent encore, comme récemment celles de Slavoj Zizek, Jürgen Habermas ou Erri de Luca…

P. B. : Comme Jürgen Habermas, il faut dire avec force que l’hospitalité n’est pas un devoir qui s’impose aux sociétés, elle est un droit que peuvent réclamer les réfugiés. Et ce droit n’est pas soumis à la discussion politique. Ne faisons pas comme si c’était un sujet de débat. C’est toute l’histoire du XXe  siècle qui a établi le statut de réfugié, défini par la convention de Genève de 1951, et ceux qui quittent les zones de combat de Syrie et d’Irak aujourd’hui sont, en droit, des demandeurs d’asile. Certains responsables politiques prétendent faire le tri entre les réfugiés, pour ne garder que les chrétiens. On ne devrait même pas avoir à réfuter politiquement une telle proposition, ni même à s’en indigner en disant qu’elle est infâme – elle l’est. Il suffit de dire qu’elle est contraire au droit et qu’un élu de la République ne peut se placer hors de la loi internationale.

Car la France a une responsabilité particulière. A-t-on déjà oublié le 11 janvier 2015, lorsque tant de personnes ont défilé dans les rues, prenant le monde entier à témoin de l’universalité de ses valeurs ? Serons-nous capables d’ignorer à ce point la mise à l’épreuve de l’histoire dès lors que le monde nous requiert ?

La peur, justement, est-elle l’une des clés de compréhension des politiques d’accueil, un pays se montrant plus ouvert s’il se sent sûr de lui ?

P. B. : Au cœur du mot même d’hospitalité gronde une menace, une incertitude. C’est ce que le linguiste émile Benveniste a montré à propos de la notion même d’étranger, tiraillé entre deux mots latins : hospes et hostis. Le premier a donné le mot français hospitalité qui n’a de sens que dans un rapport de réciprocité, l’hôte désignant indifféremment celui qui accueille et celui qui est accueilli. Mais ce mot-là est tout près de hostis, qui désigne l’ennemi, et inspire l’hostilité. En français médiéval, cela donne l’ost, l’armée ennemie, et donc la crainte de l’invasion.

Que suggère cette étymologie ? La figure de l’étranger nous requiert philosophiquement à l’accueil inconditionnel. Voilà le sens de l’hospitalité : ouvrir sa porte et ne pas poser de questions à l’étranger qui vient. Mais pour cela, il faut conjurer sa peur (2), la peur légitime de ce qu’il peut y avoir d’ennemi dans l’étranger. Cette double exigence est au cœur des mots mais aussi des institutions antiques et médiévales, dont nous sommes les lointains héritiers.

Dans son ouvrage De l’hospitalité (3), Jacques Derrida insiste sur ce paradoxe : l’hospitalité est inconditionnelle, mais en ouvrant sa porte à l’étranger sans lui demander son nom, on laisse également s’engouffrer, inévitablement, la possibilité de grandes frayeurs. Ce mouvement peut conduire aussi à de terribles catastrophes. Regardons l’Allemagne : les images télévisées de l’accueil réservé aux réfugiés nous rassurent mais on sait aussi qu’en coulisse le mouvement Pegida fourbit ses armes. Ce que soulignait Derrida, c’est que l’hospitalité véritable ne peut être qu’à la fois inconditionnelle et conditionnelle. Comment régler cette contradiction ? Encore une fois, par le respect du droit. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il ne faut pas faire les belles âmes, se contenter d’un vague « N’ayez pas peur » – pendant que les gouvernements, eux, ne cessent d’avoir peur de leurs opinions publiques qu’ils supposent hostiles aux étrangers, au point de les conformer comme tel. Il ne s’agit pas de nier la peur mais de l’affronter pour mieux la réorienter vers les menaces véritables.

24 000 réfugiés ne menacent ni l’identité, ni la sécurité, ni la prospérité de la France – mais il y a de quoi avoir peur, vraiment peur, d’un pays qui ne se sentirait pas ou plus capables de les accueillir.

Vous défendez une « histoire-monde », connectée, qui accorde une égale dignité aux sources européennes et non européennes. Pensez-vous que l’histoire même ne peut s’écrire qu’avec hospitalité ?

P. B. : Il me semble désolant de réduire l’hospitalité à la charité. Le pape François a eu des paroles très fortes en refusant de faire la part entre ceux qui fuient la guerre et ceux qui fuient la faim. Mais un esprit laïque comme moi ne peut se résoudre à ce que l’idée de fraternité universelle, vertu profondément civile, ne soit plus défendue que par la charité chrétienne des églises – qui, historiquement, ne l’ont pas toujours défendue avec autant d’ardeur.

L’histoire que j’aime, que je pratique, que je revendique, fait la part de l’autre. Michel de Certeau définissait le discours historique comme celui qui « comprend son autre », pas seulement qui l’admet ou cherche à l’expliquer mais qui le prend avec lui. Les valeurs de compréhension sont à la fois nécessaires à la production du savoir et à une vie bonne sur le plan éthique. Une histoire compréhensive est la mise en récit d’autres vies que la mienne. Cette compréhension d’ailleurs, il n’est pas exclu que la littérature la prenne aussi en charge.

Face aux événements, que peuvent l’historien et l’écrivain ? Sont-ils contemporains, partageant, comme vous l’écriviez de Léonard et Machiavel (4),« la même urgence d’agir » ?

P. B. : Depuis trois ans, on parle de la crise des réfugiés syriens en des termes très abstraits, en alignant des chiffres et en dessinant des cartes. Pourtant, ce qui a déclenché une prise de conscience, c’est-à-dire à la fois une angoisse et un désir d’action, est un récit. Le récit accroché à l’image atroce du cadavre d’un petit garçon échoué sur une plage turque.

Cela fait plus de dix ans que certains écrivains italiens ont pris en charge Lampedusa. Il existe une littérature des réfugiés qui est très en avance par rapport aux travaux des historiens. Que peuvent-ils ajouter à la force d’évocation de ces récits ? Ils peuvent remarquer que dans ces parties du monde, par exemple le détroit de Sicile, les évolutions contemporaines sont terribles car elles tranchent des frontières dans des espaces de rencontres très anciens. Plus on connaît l’histoire de la Méditerranée sur la longue durée, celle de l’île de Pantelleria ou celle de l’île de Kos par exemple, plus on est désespéré. Ce qui se joue est une dégradation très rapide de ce qu’était la vie de relations en Méditerranée. Mais on pourrait en dire de même de l’Europe centrale – tout va si vite qu’on a déjà oublié les 71 morts du camion hongrois en Autriche qu’il est tragique de comparer à ce monde d’hier décrit par Stefan Zweig.

C’est en faisant ce genre de récits d’espaces que les historiens peuvent se rendre utiles à une histoire de la conscience. Un récit sur la longue durée de ces espaces, de ces populations, de ces destins individuels. On rejoint là ce qu’il y a de commun, voire de contemporain, entre l’histoire et la littérature : dresser l’état des lieux, faire le constat de ce qui arrive. Car il y a aussi une autre forme de contemporanéité qu’il faut rappeler. S’échouent sur les plages turques les conséquences dramatiques de nos choix, ou non-choix, concernant le conflit syrien. En ce sens aussi, les réfugiés sont nos contemporains.

Béatrice Bouniol

Source : La Croix

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