lundi 25 novembre 2024 22:50

La Grèce, porte d'entrée des immigrés clandestins

Tous les matins, vers 10 heures, les employés de la compagnie Ktel garent leur bus devant l'entrée du centre de rétention de Filakio, petit village de la Thrace grecque. Une heure plus tard, les portes du centre s'ouvrent et les immigrés clandestins récemment arrêtés après être venus illégalement de la Turquie voisine commencent à défiler pour prendre leurs tickets. Ils connaissent le prix affiché sur les vitres de la cahute: c'est 60 euros, ou 85 dollars, pour rejoindre en onze heures Athènes et ainsi poursuivre un voyage commencé, plusieurs semaines plus tôt, en Afghanistan, en Irak, en Algérie ou en Afrique subsaharienne.

Quatre-vingt-dix pour cent des immigrés arrivant en Europe aujourd'hui passent par la Grèce et, pour quasiment la moitié d'entre eux - environ 39.000 depuis le début de l'année -, par cette frontière terrestre gréco-turque de Thrace. Chaque nuit, entre 120 à 350 clandestins sont arrêtés, non loin de la ville d'Orestiada, sur les 12,5 km de champs de cette frontière pour le reste délimitée par le fleuve Evros, où les passeurs sont plus vulnérables et qu'ils hésitent désormais à franchir en Zodiac avec leur «cargaison humaine».

La scène se répète quotidiennement à Filakio. Après avoir payé 600, 1500 ou 3000 euros leur transit clandestin jusqu'à la Grèce via Istanbul, la plaque tournante de ce trafic, certains ont encore assez d'argent pour prendre le bus jusqu'à Athènes. Telle Shamaz, une jeune Afghane de 23 ans, enceinte, qui rêve, avec Kokal, son mari à ses côtés, de fonder une famille en Europe. Telle la Congolaise Karine, qui dit fuir la misère. Elle ne sait pas vraiment ce qu'elle fera à Athènes où, assure-t-elle, «personne ne (l)'attend». Mais dans son esprit, la capitale grecque ne sera qu'une étape vers la France, l'Allemagne ou l'Angleterre.

Trente jours de liberté

Ancien interprète de l'armée américaine, l'Afghan Ali Feroz Khan raconte avoir pris sa décision en recevant une dernière mise en garde des talibans: «Tu arrêtes ton travail, ou tu es mort.» Il est parti douze jours plus tôt de Kaboul. Il est passé, tantôt en bus, tantôt à pied, par le Pakistan, l'Iran, puis la Turquie. Avec un petit groupe d'Afghans, dont il se fait le porte-parole. «Dans le centre, dénonce-t-il, nous avons été volés par une bande de Géorgiens». Ses compagnons montrent leurs habits lacérés au rasoir. C'est dans une doublure, une petite poche, qu'ils conservaient leurs dernières économies pour prendre le bus pour Athènes.

Les policiers qui gardent le centre de Filakio haussent les épaules, dépassés. Le petit bâtiment a été construit, il y a douze ans, pour accueillir 372 personnes. Ils sont plusieurs centaines supplémentaires. Ce qui contraint les autorités grecques à vider quotidiennement les lieux pour faire de la place aux nouveaux arrivants. Deux ou trois jours après avoir été arrêté, l'immigrant, dont on a notamment pris la photographie et les empreintes digitales, part avec un papier le sommant de quitter la Grèce et l'espace européen Schengen dans les trente jours. Et le voyage continue.

Les minarets d'Edirne

Le bus de la compagnie privée Ktel, dont les employés portent des gants et laissent les housses en plastiques sur leurs 50 sièges remplis quotidiennement au prix du marché, est maintenant parti. La police grecque se chargera de transporter gratuitement ceux qui n'ont pas d'argent jusqu'à Orestiada. Georgios, qui habite la ville depuis trente-cinq ans, ne porte même plus attention à ces ombres qui rasent les murs avant de prendre le train ou de poursuivre à pied leur périple. Il ne comprend pas pourquoi les mines antipersonnel, qui jadis truffaient la frontière, ont été retirées il y a une quinzaine d'années. Mais ces clandestins ne le dérangent pas trop, «car ils ne restent pas ici».

Responsable de la police d'Orestiada, Georgios Salamaykas précise qu'aucun migrant n'a été arrêté pour le moindre délit. Lui, il en veut surtout à «la police turque, qui ne fait pas son travail», laisse tout le monde passer et, en contradiction avec l'accord signé avec la Grèce en 2002, «refuse de reprendre les immigrés qu'on arrête». Le pire pour Athènes est qu'elle est liée par la procédure de Dublin, qui permet à tous les États européens de lui renvoyer les clandestins rentrés dans l'Union par la Grèce… Son accès de colère passé, le patron moustachu de la police d'Orestiada avoue son impuissance: «Certains immigrants, avec un vol charter jusqu'à Istanbul, ne paient que 600 euros l'arrivée en Grèce. C'est la route la plus courte, la moins chère et la plus sûre.»

Sous les minarets d'Edirne qui pointent au loin, cette sublime porte d'entrée sur l'Europe mesure 12,5 km. C'est une bande de terre parsemée de bosquets et de quelques miradors, où se toisent des patrouilles de militaires grecs et turcs. La nuit, à travers les caméras thermiques des véhicules dépêchés par l'UE, on voit des petits groupes jouer à cache-cache avec les policiers grecs. La plupart du temps, après avoir franchi les quelques dizaines de mètres qui séparent la Turquie de l'Europe, les clandestins lèvent les mains en l'air, se rendent. Certains, qui n'ont pas été pris, viennent le matin au poste de police. Un petit tour au centre de Filakio, leur petit papier, et puis s'en vont.

Quelque 300.000 migrants pris au piège athénien

La capitale grecque devient une prison à ciel bleu ouvert pour tous les immigrés rêvant de gagner l'Europe. Ils seraient environ 300.000 clandestins à vivre dans le centre historique de d'Athènes, une ville de 5 millions d'âmes. Sans papiers, sans travail, sans aide sociale, une frange de cette population issue de plus de quarante nationalités verse peu à peu dans la délinquance. La situation devient explosive: tandis que les mafias internationales, spécialisées dans la prostitution et le trafic de drogue, attirent à elles cette main-d'œuvre clandestine abondante, les Athéniens, durement frappés par la crise économique, s'exaspèrent, votent pour l'extrême droite et ferment les yeux sur les fréquentes ratonnades organisées par des groupes xénophobes.

De ce piège, qui est en train de se refermer, les clandestins sont les premiers à vouloir sortir. «Tout le monde veut partir, car il n'y a pas de travail ici», répètent Afghans, Algériens et Nigériens. Aucun ne se donne la peine d'apprendre le grec. «Mais je n'ai pas d'argent, et il faut 1000 ou 1500 euros pour aller en Italie», expliquent Marocains, Égyptiens ou Somaliens. Gagner l'Allemagne, l'Angleterre ou la France coûtera plus cher encore. Le retour au pays, envisagé par bon nombre, est difficile. Les ambassades, telles celles du Maroc ou d'Algérie, submergées de demandes, rechignent à payer la note.

Un mois de prison au retour

Dans les rues de la capitale grecque, il ne faut pas longtemps chercher pour parler dans la langue de Molière à un Algérien qui est passé par la Turquie dans l'espoir de venir en France. À 24 ans, Abdel s'est déjà fait expulser de l'Hexagone, «en 2007 par Sarko», dit-il. En avril 2010, il a pris un vol Alger-Istanbul à 350 euros. Mais il y a des charters beaucoup moins chers, parfois seulement à 70 euros. Les Algériens, comme les Marocains, n'ont pas besoin de visa pour la Turquie. Après, Abdel a pris le bus, un Zodiac pour franchir la frontière grecque, puis il s'est retrouvé coincé à Athènes.

Le Marocain Salah a pris un bus Beyrouth-Istanbul et se retrouve, à 28 ans, pareillement sans travail et prisonnier à Athènes. Il ne croit plus pouvoir rejoindre la France. «Si l'ambassade me paye le billet, je veux bien revenir, même, ajoute-t-il, si je sais que je vais faire un mois de prison en arrivant.»

Place Victoria, où les Afghans se retrouvent par dizaines en fin d'après-midi, on ne parle également que de partir vers l'Allemagne ou l'Angleterre. «Si je pouvais seulement revenir en Turquie, je le ferais immédiatement», assure, dépité, Dilaor. Mais la frontière turque ne marche que dans un seul sens. À 31 ans, Dilaor, marié et père de deux enfants, est arrivé en 2007 à Athènes. Il se donne encore quelques mois avant de renoncer, et de repartir vers les siens en Afghanistan.

Les Algériens sont plutôt place Omonia, quelques centaines de mètres plus loin. Parmi les clandestins, les Maghrébins sont montrés du doigt. Ils seraient plus riches. Ce serait parmi eux que se recruteraient les dealers. «Pour l'instant, Nigériens et Algériens tiennent la vente de drogue sur Athènes, indique Athanasios Kokkalakis, le porte-parole de la police grecque. Mais, ajoute-t-il, la concurrence entre communautés s'exacerbe . Les mafias n'ont pas de mal à embaucher, à faire monter les enchères.»

La délinquance - vols à l'arraché, cambriolages - et la criminalité ont, elles, explosé. «Elles ont doublé en 2009 et triplé en 2010», certifie ce policier, bien obligé d'établir un lien entre la précarité sociale et la délinquance. Une partie de la population va plus loin, en accusant les immigrés de tous les maux. Pour la première fois à Athènes, un conseiller municipal d'extrême droite vient d'être élu pour représenter le quartier proche des places Omonia et Victoria.

2/11/2010

Source : Le Figaro

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