mardi 26 novembre 2024 08:52

Le Sénat, une vigie ébranlée dans la défense des libertés

Au départ, il y a un cliché : la façade du Sénat encombrée de toiles d'araignée et un sénateur cacochyme en fauteuil roulant, la goutte au nez et un plaid sur les genoux. La réalité contredit cette caricature paresseuse. A maintes reprises, le Sénat a fait preuve, notamment en matière de défense des libertés publiques, d'une vigilance sourcilleuse et d'une indépendance qui l'ont même amené à se mettre en travers des visées de l'exécutif ou des surenchères, parfois, des députés de la majorité. A tel point que ces institutions décriées que sont le Sénat et, dans une moindre mesure, le Conseil constitutionnel font figure, aujourd'hui, de gardiens des principes de droit dans une République prompte à les malmener.

Quelques épisodes marquants. C'est le Sénat qui, à l'automne 2007, détricota soigneusement le dispositif des tests ADN pour les candidats au regroupement familial introduit à l'Assemblée nationale dans le projet de loi sur l'immigration, le rendant de ce fait inapplicable jusqu'à ce que le gouvernement, deux ans plus tard, finisse par y renoncer.

Plus récemment, à l'occasion de la loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (Loppsi 2), qui doit être définitivement adoptée par le Parlement, mardi 8 février, le Sénat s'est, sur des articles importants, montré bien plus attaché au respect des libertés publiques que l'Assemblée nationale. Ainsi, tout au long de la "navette" entre les deux Chambres, l'expansion de la vidéosurveillance, la comparution immédiate des mineurs délinquants ou les mesures de couvre-feu qui pourraient leur être imposées, l'extension des peines planchers ou l'imprescriptibilité de certains crimes, notamment, ont fait l'objet de réécritures successives.

Dernier épisode en date, le refus du Sénat, jeudi 3 février, lors de l'examen du nouveau projet de loi sur l'immigration en discussion, d'élargir les motifs de déchéance de nationalité aux crimes commis contre des personnes dépositaires de l'autorité publique, comme le gouvernement l'avait introduit à l'Assemblée nationale, en première lecture, pour répondre au voeu de Nicolas Sarkozy. A une nette majorité, cette disposition a été rejetée et elle aura du mal, même si les députés de l'UMP la réintroduisent en deuxième lecture, à franchir le cap de la commission mixte paritaire.

Qu'est-ce qui explique ces positions "dissidentes" du Sénat ? Plusieurs facteurs se conjuguent. De par leur mode d'élection, les sénateurs sont moins dépendants de l'exécutif que les députés. Pour ces derniers, la présidentielle détermine pour une large part le résultat du scrutin législatif qui la suit. Ils sont tenus par une sorte de "contrat d'allégeance" à celui, ou celle, qui représente leur camp. Les sénateurs, dont l'élection procède d'un scrutin indirect et qui sont renouvelés par moitié tous les trois ans, ainsi déconnectés de la présidentielle, ne sont pas soumis à la même discipline.

En l'absence de majorité absolue, l'UMP est contrainte, au Sénat, de rechercher une majorité et, par conséquent, d'accepter des compromis. A l'inverse des clivages très politiques de l'Assemblée nationale, cette culture du compromis est solidement ancrée au Palais du Luxembourg où, à l'exception d'une brève parenthèse de 2002 à 2004, aucun groupe politique n'a jamais eu à lui seul la majorité absolue.

Enfin, nul n'ignore que la franc-maçonnerie a toujours eu une présence non négligeable au Palais du Luxembourg. Ce courant de pensée philosophique exerce traditionnellement une forte influence au sein de la commission des lois. Celle-ci s'est constitué un corps de doctrine empreint des valeurs de fraternité, de respect des libertés et de tolérance, qui transcende les frontières partisanes. Même sous des gouvernements de droite, la majorité sénatoriale, sous l'impulsion de la commission des lois, fait régulièrement entendre une voix plus tempérée et parvient à freiner certaines tentatives de l'exécutif dès lors qu'elle considère qu'elles portent atteinte à des libertés fondamentales.

Une jurisprudence battue en brèche. Néanmoins, sous les assauts répétés des textes sur la sécurité ou sur l'immigration, ces positions de principe ne cessent de s'effriter. Au fil des lectures successives de la Loppsi 2, par exemple, le Sénat a ainsi dû accepter des propositions qu'il jugeait au départ irrecevables. Certains principes "intangibles", comme l'individualisation des peines ou la protection des mineurs, le sont devenus un peu moins. "Tenir sur des principes est essentiel, mais il est aussi nécessaire d'adapter l'application de ces principes aux réalités", assure le président du Sénat, Gérard Larcher, qui se défend d'avoir "baissé la garde".

Reste à savoir si des principes modulables en fonction des circonstances demeurent des principes. En réalité, de loi en loi, ce sont autant de coups de boutoir qui ont été portés au socle de jurisprudence établi par le Sénat et sa commission des lois. Chaque recul consenti appelle le suivant, quoi qu'en dise le président du Sénat. Et quand les vagues, l'une après l'autre, s'attaquent à la falaise, le résultat est connu par avance : à la fin, cela se termine en éboulis.

9/2/2011, Patrick Roger

Source : Le Monde

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