Préférant agiter d'autres spectres, ceux qui s'intéressent aux musulmans de France sont peu nombreux à s'être penchés sur leur mort, comme si les migrants de confession musulmane pouvaient "vivre" dans ce pays mais ne devaient pas y mourir. L'objet social de la "mort musulmane" deviendrait un sujet "chaud", car on assiste d'année en année à l'augmentation du nombre des personnes âgées immigrées.
En effet, de plus en plus de musulmans sont inhumés en France. Ainsi, ils ont choisi le lieu où ils sont plutôt que celui d'où ils viennent, ce qui n'est pas une "petite affaire" quand on a été partagé entre ici et là-bas. Cette tendance illustre une évolution des mentalités, même si elle ne s'est pas encore substituée à la tendance lourde, à celle qui consiste à envoyer les dépouilles mortelles dans le pays d'origine.
La rareté des carrés musulmans n'explique pas à elle seule ce "retour post-mortum""mythe de retour", l'augmentation des inhumations en terre d'accueil révèle aussi que les musulmans se sentent de moins en moins étrangers en France. Mais encore faudrait-il que toutes les communes de France ne les considèrent pas comme tels. Lorsqu'un musulman exprime le souhait d'être enterré dans la ville où il a habité, son vœu ne peut être exaucé que si le cimetière municipal dispose d'un carré confessionnel, sauf à faire fi des rituels de sa religion qui impliquent le regroupement des sépultures islamiques et leur orientation en direction de La Mecque. Cet aménagement est loin d'être disponible dans toutes les villes. vers la terre des ancêtres. Souvent ce dernier voyage vient suppléer à ce retour fantasmé, toujours évoqué mais rarement réalisé du vivant de l'immigré. La disparition progressive de ce
Les élus se réfugient derrière l'alibi de la laïcité ou un manque d'espace pour justifier l'absence de tels aménagements, pourtant encouragés par trois directives ministérielles datant de 1975, 1991 et 2008 ainsi que par le rapport de la commission Stasi sur la laïcité en fin d'année 2003. Une telle attitude entraîne chez les musulmans de France, qui se retrouvent dans l'impossibilité de concilier leurs convictions religieuses et leur sentiment d'appartenance à la France, un profond sentiment de rejet. "Mêmes morts, ils ne veulent pas de nous", entend-on déplorer. Mais tous les maires ne refusent pas aux habitants de leur commune le droit d'enterrer leurs proches dans le respect de leurs croyances.
A Paris, de tels carrés confessionnels ne semblent pas poser de problèmes. Le cimetière de Thiais (Val-de-Marne) compte de vastes divisions réservées aux musulmans. Les premières divisions islamiques accueillent plutôt les immigrés de la première génération, et évoquent de par leur sobriété les cimetières du Maghreb. Dans les divisions les plus récentes, c'est d'abord le jeune âge de nombreux défunts qui nous surprend et montre que la vie des musulmans de France est plus fragile que les autres. Ce qui frappe ensuite, c'est la présence sur les sépultures de fleurs et d'autres ornements funéraires guère de mise dans les cimetières musulmans, où l'austérité est de rigueur. Les tombes sont surchargées d'épitaphes, de napperons, de peluches et de bibelots "islamisants" (une Kaaba, un Coran ouvert...),. Cette combinaison de traditions et de coutumes d'ici et de là-bas est critiquée par les musulmans orthodoxes ; manifestation surprenante, spontanée, d'une certaine intégration par la terre.
Nous proposons un indice pour mesurer l'intégration des musulmans en France : le lieu d'inhumation, ce choix en dit long tant sur le sentiment d'appartenance de cette communauté à ce pays que sur la volonté de celui-ci de l'accepter. "J'ai réservé une tombe à Thiais... J'ai décidé de me reposer ici, en France, ceci pour donner des racines à mes enfants et mes petits-enfants... et comme ça ils aimeront cette terre", me disait un chibani (vieux) Kabyle. C'est un peu le droit du sol qui s'est inversé.
La création de carrés musulmans dans les cimetières communaux est devenue un enjeu de l'intégration des musulmans en France. Elle est revendiquée par la génération de ceux qui y sont nés. L'inscription territoriale des populations musulmanes passe par les carrés musulmans. Le cimetière est garant du "comme quoi on est là, ici" . Ici, on peut parler d'une "intégration par la mort", qui sanctionnerait une "intégration réelle, achevée", avec des "racines". Dans des villages français, on s'inscrit dans trois lieux et peut être quatre avec l'école républicaine : à la mairie (naissance, mariage, décès), à l'église ou à la mosquée, ou autre lieu, parce que c'est le lieu qui symbolise les rites de passage, et au cimetière. L'histoire d'une famille, d'un individu, passe par ces quatre lieux. Pour le moment, les musulmans ne s'inscrivent pas dans le lieu du cimetière. Ils s'inscrivent par le cultuel (la mosquée), à la mairie (par l'officiel ou l'administratif, le droit de vote aux élections), mais pas (encore ?) par le cimetière.
La présence en France d'une population musulmane stable toujours plus importante pose de façon cruciale la question de cimetières qui seraient réservés aux musulmans : nombre de musulmans tiennent en effet à être enterrés dans des carrés séparés, avec concessions perpétuelles et orientation du corps vers La Mecque. Excepté les deux cimetières musulmans de l'île de la Réunion et celui de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Le reste des cimetières musulmans sont des carrés confessionnels au sein des cimetières communaux. Ce ne sont pas des cimetières spécifiques dans des cimetières publics mais des lopins de terrain réservés aux inhumations des populations musulmanes, juives, bouddhistes...
Le nombre de carrée musulmans en France ne dépasse pas aujourd'hui les 70, le plus important est celui de Thiais. L'Ile-de-France regroupe le nombre le plus important (23 carrés). La deuxième région de France où il y a une forte communauté musulmane. Dans ce cimetière, on observe la capacité de la loi 1905 à s'adapter à l'évolution de la société. La seule différence qui caractérise le carré musulman par rapport au reste du cimetière, c'est l'orientation des tombes vers La Mecque. Cependant, nous retrouvons les mêmes expressions et la même architecture que dans le reste du cimetière, les tombes musulmanes n'échappent pas à l'évolution architecturale qui touche les autres cultes.
Pourquoi, dès lors, les analyses portant sur les processus migratoires des migrants dissimulent-elles cet aspect ? Le fait que la mort soit un impensé pour tous, et pour des raisons qui coïncident dans une représentation collective de la migration, explique sans doute ce silence volontaire. La mort immigrée est impensée et impensable, car elle interpelle la société d'accueil qui s'accommode d'une représentation sociale du migrant temporaire. Du coup, un travail sur le migrant malade, accidenté, vieux ou mort ne saurait se poser. Car l'immigré est ici pour travailler.
Si le carré confessionnel devenait obligatoire, ce serait une rupture avec le principe constitutionnel de la laïcité. La règle actuellement en vigueur n'autorise aucune association à acquérir un terrain pour créer un cimetière privé, malgré les demandes déposées par les associations de musulmans. Face à cette situation, les élus locaux se retrouvent dans une" insécurité judiciaire". Un nombre important d'entre eux ne se satisfont pas du recours à ces trois circulaires. En ce sens, la commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics dirigée par Jean-Pierre Machelon préconise de développer des cimetières privés. Il est souhaitable que l'Etat prenne parti sur cet autre aspect de l'intégration des populations musulmanes de France... l'intégration par la mort... sous terre.
Atmane Aggoun est sociologue et chercheur associé au CNRS. Dernier ouvrage paru : " Enquêter auprès des migrants. Le chercheur et son terrain", L'Harmattan, 2009.
Source: Le Monde