dimanche 24 novembre 2024 23:38

Les familles des migrants disparus demandent des comptes

 

L'association Terre pour tous regroupe 850 familles dont les enfants disparus avaient pris la mer pour l'Europe. Elle demande aux autorités tunisiennes et italiennes de créer une commission d'enquête.

A Tunis, en janvier, des familles d'immigrants manifestent devant l'ambassade d'Italie. Elles réclament des informations sur le sort de leurs proches dont elles n'ont plus de nouvelles.

« Nous allons bientôt distribuer des prospectus sur les conditions minimales de sécurité à respecter pour les migrants qui prennent la mer. » Abderrahmane Hedhili, président du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) se défend de vouloir inciter les jeunes au départ.

« La situation économique et sociale tunisienne pousse les jeunes à partir. La politique sécuritaire européenne pousse les jeunes à mourir. Avec la crise qui s'aggrave en Tunisie, les migrations vont continuer et même reprendre de plus belle au printemps prochain », pronostique-t-il, pessimiste.

« Alors, argumente-t-il, c'est comme pour se protéger du sida, il faut inciter les candidats au départ à ne pas mettre leur vie en danger, en respectant les consignes minimales d'une embarcation sûre, avec GPS, gilets de sauvetage, quantité suffisante d'eau et de gazole. »

Une cause qui n'intéresse personne

Ce militant des droits de l'homme enrage de l'intérieur. « La cause des familles de disparus en mer est difficilement soutenable, parce qu'elle n'intéresse personne. » Il a tambouriné aux portes des trois gouvernements qui se sont succédé depuis la chute du régime de Ben Ali, en janvier 2011, pour que les autorités se saisissent de ce dossier et mettent sur pied une commission d'enquêt mixte italo-tunisienne. Les bateaux ont-ils fait naufrage ?

Pourquoi les secours n'ont-ils pas fonctionné ? Les jeunes qui ont appelé leur famille avaient-ils réellement mis le pied sur la terre européenne, ou étaient-ils encore au large des côtes ? Certains sont-ils restés dans des camps de rétention ? Pourquoi certains corps n'ont-ils toujours pas été identifiés ? Abderrahmane Hedhili a évalué à 1 500 le nombre de morts et disparus rien que pendant les grandes vagues de départ des six premiers mois de 2011, puis à nouveau 500 les six mois suivants et 350 en 2012.

Huit cent cinquante familles de disparus se sont regroupées au sein d'une association, « Terre pour tous ». Une vingtaine d'entre elles se sont réunies jeudi dernier, sous la houlette du FTDES, pour rechercher une stratégie de mobilisation à même de braquer les projecteurs sur leur sort. « Les familles deviennent folles », constate Omelkhir, professeur d'arabe au chômage.

Tragédies familiales

L'annonce d'un changement de gouvernement dans les semaines à venir – prévu dans la feuille de route pour sortir de la crise politique tunisienne – aiguise les craintes que leur dossier ne soit une fois de plus relégué aux oubliettes. À moins que le double naufrage de Lampedusa (364 morts le 3 octobre) et de Malte (36 morts le 11 octobre) ne focalise l'attention sur ces milliers de tragédies familiales.

« On veut savoir, connaître la vérité », insiste Omelkhir. Son mari a pris la mer le 29 mars 2011. Il avait 35 ans. Elle était enceinte de son troisième enfant. « Je ne savais pas qu'il voulait partir. Il me l'a caché, j'étais contre. Il a dû mettre plusieurs années pour économiser l'argent de la traversée, 1 500 dinars (750 €) alors qu'il n'en gagnait que 300 sur les chantiers. Certainement, il voulait nous faire venir par la suite. »

Mais son mari n'a jamais plus donné de nouvelles, évanoui quelque part entre mer et terre. Sa femme est pourtant convaincue que le bateau est arrivé en Italie et veut croire que son mari est en vie.

Un supplice pour les familles

Emna, mère d'Akrem, le dernier de ses quatre enfants – il avait 25 ans lorsqu'il est monté à bord de la même embarcation –, affirme reconnaître son fils sur des images d'un bateau, filmées par une télévision italienne. Elle s'accroche à une mauvaise photo de silhouettes entassées sur un bateau, comme une preuve de vie de son fils.

Abderrahmane Hedhili est plus circonspect. « À cette période-là, il pouvait arriver plusieurs bateaux par jour. Sans enquête, il est difficile d'être affirmatif. Cette absence d'information est un supplice pour les familles. » Tout concourt à rendre la situation invivable selon lui. Il explique que les Tunisiens, lorsqu'ils arrivent

en Italie, ne veulent pas décliner leur identité, car ils n'ont aucune chance d'obtenir un statut de réfugié, ni même téléphoner pour ne pas dévoiler leur nationalité en composant le code pays.

Un énorme sentiment de culpabilité

« Le sentiment de culpabilité des familles est énorme, ajoute-t-il. Beaucoup d'entre elles ont aidé un fils à partir pour sortir de la misère. » Emna savait qu'Akrem se préparait au départ : « Il n'avait qu'une idée en tête depuis six ou sept ans : brûler la frontière (NDLR : les harragas ou migrants clandestins s'appellent des "brûleurs de frontière"). Son oncle lui a payé une partie du voyage. »

Même chose pour Belhassan et Slim, deux neveux d'Imed, le président de Terre pour tous : « Ils voulaient partir depuis longtemps. Ils voulaient être des hommes comme les autres, avoir un travail, une famille, une maison. »

Rien n'a pu non plus dissuader Ahmed, qui aurait dû fêter ses 28 ans le 23 octobre. « Ali, son frère aîné, était parti en 1996 puis revenu en 2001. Il a eu beau lui répéter qu'il n'y avait pas de travail en Italie, qu'il valait mieux rester dans son pays, rien n'y a fait. Un voisin faisant office d'intermédiaire l'a aidé à émigrer », rapporte son père Tahar, qui a envoyé un troisième fils en Italie, à la recherche d'Ahmed.

« On sauve les animaux. On doit sauver les hommes »

« Début 2012, pour calmer les familles, le gouvernement avait obtenu des visas pour certaines d'entre elles. C'est tout ce qui a été fait. Envoyer quelques familles partir elles-mêmes en vain à la recherche de leur proche ! », s'émeut Abderrahmane Hedhili, hostile à cette démarche qui a semé la discorde parmi les familles.

« On sauve les animaux. On doit sauver les hommes », tempête Imed. Des deux côtés de la Méditerranée, des réseaux de complicités ferment les yeux sur ces embarcations qui prennent la mer. « On a découvert un circuit très organisé de passeurs et d'intermédiaires qui recrutent des jeunes à l'intérieur du pays », explique Imen Bejaoui, avocate de 26 familles dont les enfants ont péri en mer, impliquée dans un premier procès très attendu de passeurs qui doit se tenir à Sousse le 4 novembre.

Un marché lucratif

Quatre passeurs et intermédiaires – deux en fuite, deux en état d'arrestation – sont poursuivis, certains d'entre eux agissant depuis des années dans ce marché lucratif de l'immigration clandestine. Un cinquième, mineur, a été transféré vers une juridiction pour mineurs.

Les faits remontent au 13 mars 2011. Dans le port de Kerkennah près de Sfax, 43 jeunes montent à bord d'une barque qui chavire non loin des côtes, 42 corps seront récupérés. Or l'un d'eux avait filmé plusieurs scènes qui ont pu être visionnées. « L'une d'elles montre les jeunes au sein du poste de police de Kerkannah la veille de leur mort. Ils avaient été interceptés par la police qui les a relâchés et laissés prendre la mer », rapporte l'avocate. Mais le policier n'a pu être ajouté à la liste des suspects car la plainte avait déjà été déposée. Les cinq avocats des familles cherchent la procédure ad hoc qui permettrait de le poursuivre.

Lutter contre l'impunité en mer

Le Forum tunisien des droits économiques et sociaux a rejoint le réseau Boats4people et sa plate-forme Watch the Med (« Observer la Méditerranée ») pour « contrôler les contrôleurs de l'immigration » et lutter contre l'impunité en mer.

Le réseau collecte des données scientifiques pour tenter de savoir s'il y a eu des manquements en matière de secours en cas de naufrage.

À la suite de la tragédie de Lampedusa du 3 octobre, la commissaire européenne chargée des affaires intérieures, Cecilia Malmström, a annoncé le lancement d'une « opération de sécurité et de sauvetage en Méditerranée, de Chypre à l'Espagne » dont la réalisation sera confiée à Frontex, l'agence de surveillance des frontières.

En Italie, le président du Conseil Enrico Letta a appelé à modifier la loi de 2002 qui pénalise l'immigration clandestine et crée un délit de complicité pour les personnes qui viennent en aide aux migrants. Selon cette loi, les bateaux de pêche portant secours peuvent être saisis.

18/10/2013, MARIE VERDIER

Source : La Croix

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