lundi 25 novembre 2024 01:52

Maroc. Dans le camp des Africains

Un terrain vague proche de l’université d’Oujda est devenu la base de repli des Subsahariens qui espèrent passer en Europe via Melilla. Les onze communautés y ont élu des chefs, aujourd’hui relais du gouvernement pour les questions de régularisation.

Pour cette troisième tentative, il était resté caché dans la forêt, sur le mont Gourougou , en surplomb de Melilla. «Et puis la nuit, on est passés à l’attaque, c’est comme ça qu’on dit. On descend tous en même temps pour avoir plus de chances de passer, et on attaque.» La deuxième rangée de barbelés, de 6 mètres de hauteur, l’a obligé à faire demi-tour. Il s’est frotté aux «barbelés-rasoirs» que les autorités espagnoles continuent d’installer à Melilla, malgré leur interdiction par la convention de Genève. Il exhibe sa voûte plantaire traversée par une plaie d’une vingtaine de centimètres, recousue grossièrement et badigeonnée de Bétadine séchée. Son pied a doublé de volume. Kwame est revenu «pour se soigner» au point de départ de son expédition ratée, à «l’école», nom du grand terrain vague à la lisière de la cité universitaire d’Oujda où les migrants ont installé un camp de fortune depuis près de dix ans. Des tentes montées avec quelques bouts de bois, des couvertures et des bâches en plastique ont poussé devant les fenêtres des amphis. 

Environ 300 personnes, essentiellement des hommes, survivent dans ce bidonville. Il leur faut marcher une grosse demi-heure pour avoir un accès à l’eau, qui n’est même pas potable. A l’entrée de chaque tente, des montagnes de détritus font le bonheur des chiens errants. La nuit, les températures peuvent descendre en dessous de 0° C. Pratiquement tous les migrants subsahariens du Maroc sont passés par là, qu’ils viennent, du Ghana, Niger, Burkina… Oujda, ville de 400 000 habitants à quelques heures de route de Melilla et à 5 kilomètres de l’Algérie, est devenue une ville-étape pour les migrants entre l’Afrique et l’Europe. C’est là qu’ils convergent quand ils arrivent au Maroc. C’est là qu’ils reviennent quand ils sont refoulés à la frontière algérienne. C’est là aussi qu’ils s’abritent entre deux assauts infortunés sur les frontières de Ceuta et Melilla. 

«Avant, les passeurs faisaient la loi» 

Kwame se dit prêt à repartir pour Nador «dès qu’il aura repris des forces». Abdoulaye Rema Kabre, lui, a fait une croix sur son rêve européen. «C’est trop difficile, j’ai essayé plusieurs fois de passer la frontière à Nador, mais je n’ai pas réussi. Il y a eu des morts, il y a toujours des blessés, c’est trop dangereux.» Et par la mer ? «J’ai peur de l’eau», répond-il, gêné par la question. Arrivé au Maroc en 2005 du Burkina Faso, il est allé directement au camp d’Oujda. Comme lui, beaucoup sont restés. Dans le camp, une tente en plastique bleu abrite un coiffeur, une autre un semblant de restaurant, et des pierres disposées à l’entrée délimitent les contours d’une mosquée. 

«A l’école, on est tranquilles», dit Kwame. Ça n’a pas toujours été le cas. «Avant, il y avait des vols et des bagarres entre les différentes communautés d’Afrique noire, explique Abdoulaye. C’était les passeurs qui organisaient la vie dans le camp et faisaient la loi. Chacun travaillait de son côté, il y avait régulièrement des règlements de comptes.» Il y a encore quelques mois, un Ghanéen a été assassiné par des Nigériens. En représailles, ces derniers ont été expulsés d’Oujda et leurs tentes brûlées «pour chasser aussi le mauvais esprit», dit Abdoulaye. «Mais on s’est organisés, ajoute-t-il. Dès 2007, nous avons rassemblé toutes les communautés. Nous avions le même objectif : atteindre l’autre rive, alors pourquoi perdre notre temps en querelles ?» Chacune des communautés (au nombre de onze aujourd’hui) a désigné son chef, à l’ancienneté. Abdoulaye est devenu le «chairman» des Burkinabés - une quinzaine de personnes. Les communautés malienne et congolaise sont les plus importantes, avec une quarantaine de ressortissants chacune. «Depuis l’Antiquité, là où les gens se rassemblent, il faut qu’il y ait une organisation pour maintenir l’ordre», explique ce féru de littérature qui se balade avec un exemplaire de la Constitution d’Athènes d’Aristote. 

«Ici, c’est l’Union africaine, la vraie», indique l’Ivoirien Drissa Damoué en désignant la plus grande tente du camp. A l’intérieur, une douzaine de tabourets en plastique sont disposés en cercle pour accueillir les onze chefs et leur traducteur. «Tous les mercredis, nous nous réunissons pour aborder les problèmes de nos communautés, nous répartissons les aides alimentaires que nous recevons des associations de soutien aux migrants d’Oujda, et nous trouvons des moyens de soigner les blessés», explique Drissa Damoué. Chairman des Ivoiriens du camp, il a été désigné par les autres chefs comme leur «secrétaire général». Mais il préfère dire qu’il a été «élu» : «Ici, on vit en démocratie.» 

Une «démocratie», avec ses propres lois, que chaque chairman prend soin de détailler aux nouveaux arrivants. «Les règles sont simples, il ne faut pas voler, pas se bagarrer, ne pas déranger la tranquillité des étudiants marocains, ni des Marocains en général», explique Drissa Damoué. En ce qui concerne les sanctions, à chaque chairman de faire justice dans sa communauté. Pour les Burkinabés, en cas de vol, Abdoulaye affirme qu’il «essaye de retrouver l’objet qui a été volé pour le rendre à son propriétaire», mais n’évoque aucune peine. Chez les Congolais, on est moins clément. Leur chef, «Cherry», explique qu’il agit «comme dans une famille. Si tu ne respectes pas la loi, tu vas prendre des chicottes [la chicotte est un fouet en cuir hérité des colons belges du Congo, ndlr].» La sanction suprême est d’être livré aux autorités marocaines, «mais c’est très rare, et tous les chefs de communauté doivent être d’accord», précise Cherry. 

«Devenir des cadres ou des footballeurs» 

«L’union africaine» faisant régner l’ordre, la police marocaine s’en est accommodé. «Avant, elle venait régulièrement déloger les gens, des tentes étaient parfois brûlées. Maintenant, elle n’entre plus ici. On règle nous-mêmes nos problèmes», explique Abdoulaye. Les chairmen sont même en passe de devenir les interlocuteurs privilégiés du ministère chargé des Questions relatives à la migration. 

Début novembre, le Maroc a en effet annoncé le lancement, en janvier 2014, d’une opération exceptionnelle de régularisation des migrants subsahariens. Quelque 25 000 clandestins espèrent obtenir leur titre de séjour assorti de la possibilité de travailler, se loger et scolariser leurs enfants. Tous ne seront pas régularisés, il faudra pouvoir prouver sa présence sur le territoire marocain depuis au moins cinq ans, et les plus chanceux n’obtiendraient qu’un titre de séjour valable un an. Pour enregistrer ces demandes et informer les migrants de leurs droits, le royaume compte aussi sur la société civile. Les chairmen d’Oujda ont été jugés comme étant de bons relais. 

Dimanche 8 décembre, ils se sont exceptionnellement réunis sous la tente de l’Union africaine pour accueillir le Congolais Marcel Amiyeto, président de la section «migrants» de l’Organisation démocratique du travail (ODT), un syndicat marocain. Marcel connaît bien le camp. Il y a passé quelques semaines à son arrivée au Maroc, en 2005. Il est venu montrer aux chefs de communautés les démarches pour être régularisé. «Nous allons être libres, beaucoup d’entre vous vont devenir des cadres, il y a aussi dans le camp d’excellents joueurs de football qui pourront être recrutés !» Marcel y croit. 
Les chairmen font passer le message à leurs administrés, mais tous ne partagent pas leur enthousiasme. Cédric, un jeune Gabonais, s’interroge : «Et qu’est-ce que je vais faire avec mes papiers… Les manger ? Et puis avec quels papiers je vais prouver que j’ai le droit d’être régularisé ? Je n’ai aucun papier !» Abdoulaye essaye de le convaincre : «Si on nous offre la possibilité d’avoir des papiers et de travailler ici, pourquoi on irait en Europe ? Tu ne préfères pas servir le continent africain ?» Mais le rêve européen a la peau dure : «Je continuerai à essayer de passer la frontière jusqu’à ce que je n’aie plus aucune force», répond Cédric. 

Quelques jours plus tard, Abdoulaye et Marcel ont rencontré Anis Birou, le ministre chargé de la Question migratoire, pour lui transmettre les doutes des résidents du camp. «Quand vous êtes venus, j’imagine que vous aviez cet espoir de traverser la Méditerranée. Beaucoup continuent à le faire, mais cette nouvelle politique permet de réaliser un rêve marocain,a dit le ministre. Emploi, éducation, santé, culture, on va tous se mobiliser.» 

Depuis quelques mois le camp se vide 

Propulsé du bidonville d’Oujda dans le prestigieux bureau d’Anis Birou dans la capitale, Abdoulaye, toujours sans papier, boit les paroles du ministre. «Vous devez laisser des traces, il faut que vos enfants aient connaissance de toutes vos aventures, car vous êtes les pionniers d’une nouvelle société marocaine. Ici, nous sommes tous des immigrés, le Maroc a toujours été une terre d’accueil et c’est ce qui fait la richesse du peuple marocain.» Les «rafles» et les «refoulements» à la frontière algérienne ? «Tout ça, c’est terminé», garantit le ministre. Plusieurs médias marocains affirment que la campagne de régularisation s’accompagne d’un volet sécuritaire, et que la frontière entre l’Algérie et le Maroc devrait être rehaussée de nouveaux barbelés. Anis Birou répond que cette question ne dépend pas de son ministère mais que «le volet central de la politique de migration, c’est la dignité humaine». 

A Oujda, les migrants reconnaissent qu’ils circulent plus facilement depuis l’annonce de la campagne de régularisation. Alors que les refoulements réguliers à la frontière algérienne entraînaient systématiquement l’afflux de nouveaux clandestins dans le camp, depuis quelques mois, au contraire, le camp se vide. Certains sont déjà partis vers Casablanca et Rabat dans l’idée d’y trouver du travail. «On sent un vent d’espoir souffler sur le camp», confirme Abdoulaye. 

Fait nouveau, les politiques marocains et les médias locaux s’intéressent aux migrants. Les clandestins d’Oujda peuvent désormais parler librement à la presse sans trop craindre les autorités, qui laissent faire. Et les chairmen, qui autrefois ne voulaient pas de témoin, acceptent de recevoir des journalistes. «Avant, ils repartaient sans leur appareil photo, raconte le secrétaire général du camp, Drissa Damoué. Maintenant, c’est différent, il faut juste apporter un petit quelque chose, comme quand vous êtes invité à dîner.» Transporté par la joie de voir arriver des journalistes avec un lot de couvertures, un garçon d’une dizaine d’années, plein d’espoir dans un avenir meilleur, tente sa chance : «Et moi, je voudrais un vélo.» 

17 Décembre 2013, ANNA RAVIX

Source : Libération

 

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