mercredi 25 décembre 2024 08:12

Nathalie Loubeyre : « nous sommes tous des immigrés clandestins »

La porte de l’Europe, monument aux migrants. A contre-courant – Extrait N°3 from Pays des Miroirs Productions on Vimeo. Capture d’écran.

 Tout a commencé en juillet 2012, la coordination d’associations "Boats4People" organise une traversée méditerranéenne pour dénoncer la politique européenne d’immigration et ses conséquences meurtrières. La réalisatrice Nathalie Loubeyre embarque à bord. Ce qui ne devait être au départ que la séquence d’un film devient alors un projet tout entier.

Ainsi est né « À contre-courant », projeté en avant-première ce soir à 20h au Nouveau Latina (Paris) dans le cadre du festival international du film des droits de l’Homme. Interview.

 LCDL : Expliquez-nous votre démarche militante...

Nathalie Loubeyre :Mon engagement sur cette question est ancien. Car j'ai personnellement le sentiment que ces 20 000 morts en 10 ans, provoqués par la fermeture de nos frontières, constituent un véritable crime contre l'humanité contre lequel pourtant très peu se mobilisent. C'est aussi le signe annonciateur d'une époque obscure.

Nous avons eu le siècle des Lumières, il se pourrait bien, si nous ne faisons rien pour inverser le cours des choses, que nous entrions dans celui de la Pénombre, comme l'appellent Naomie Oreskes et Erik M. Conway dans « L'effondrement de la civilisation occidentale », livre qui traite des questions climatiques.

 Que faut-il changer dans la politique européenne d'immigration ? Lorsque l'on voit les derniers résultats des élections, ça ne laisse rien présager de bon, non ?

On peut toujours détourner le regard, prétendre que les gens qui partent savent les risques qu'ils prennent et s'en laver les mains, mais le fait est là : fermer les frontières c'est provoquer des hécatombes. Parce qu'on ne peut pas dissuader ceux qui ont des raisons puissantes de venir, parce qu'on ne peut empêcher personne de vouloir une vie digne.

Moi je suis de ceux qui considèrent qu'il faudrait plutôt examiner concrètement, au-delà des fantasmes, ce qui se passerait si on ouvrait les frontières. Il y a des études qui disent que les gens viendraient moins. Il y a l'attrait pour ce qui est interdit, inaccessible, donc désirable. Ces études disent que si les gens pouvaient venir facilement, beaucoup repartiraient en constatant la réalité sur place.

Au lieu de quoi aujourd'hui, ceux qui voudraient repartir sont obligés de rester parce que leur famille a investi tellement d'argent pour le passage illégal que le retour n'est pas possible. Alors toutes les vies sont gâchées : celle des familles endettées qui ne reçoivent pas l'argent qu'elles espéraient et s'enfoncent encore plus dans la misère, les migrants qui, honteux de décevoir les attentes des familles, vivent dans la clandestinité, la misère, et la solitude.

 Comment mobiliser l'opinion publique française qui est habituée à dîner devant des "drames de l'immigration", comme disent les médias, diffusés au 20h ?

La question des moyens est très difficile. Chacun à sa place peut faire quelque chose. Moi je fais ce que je sais faire, c'est à dire des films, même s'ils sont diffusés dans des créneaux marginaux. Je vise les publics captifs, comme les collégiens ou les lycéens, qui sont souvent très mal informés, mais très réceptifs à ces questions.Leur capacité d'indignation est encore intacte.

Malheureusement, on ne peut pas compter sur les médias de masse qui abreuvent le public de clichés, d'idées reçues, de représentations paresseuses au lieu de produire de la pensée, de l'analyse, de la valeur ajoutée intellectuelle comme ils le devraient. Le nombre de sottises journalières distillées par les médias sur l'immigration est incommensurable, sans compter la façon de représenter les migrants en floutant leurs visages comme des criminels, ce qui les déshumanise et empêche l'identification.

Il est donc très difficile de faire changer les représentations, surtout dans une période où chacun a peur pour son avenir. Il faut donc aussi se battre pour changer le modèle économique. La question des migrants est au cœur de tout ça, ils sont et ils seront toujours les premiers sacrifiés. Ils préfigurent ce qui nous arrivera à tous, si on ne fait rien. Qu'on se le dise, nous sommes tous des immigrés clandestins.

19 juin 2014, Chloé Juhel

Source:lecourrierdelatlas.com

 

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