mercredi 27 novembre 2024 11:40

Patrick Weil : « La déchéance de nationalité, «des effets destructeurs pour la cohésion entre les Français»

Pour l’historien, inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution est une initiative hasardeuse sur le plan du droit et dangereuse pour la nation car cela introduit plusieurs catégories de Français.

Patrick Weil est historien spécialiste des questions d’immigration et de citoyenneté. Directeur de recherche au CNRS, il a publié cette année le Sens de la République (avec Nicolas Truong, éditions Grasset). Il explique pourquoi l’idée d’inscrire la déchéance de la nationalité dans la Constitution est inutile et dangereuse.

Que pensez-vous du projet du gouvernement d’inscrire la déchéance de la nationalité dans la Constitution ?

Je le trouve infondé. Le gouvernement semble depuis quelques semaines ne pas savoir ni vouloir connaître que depuis 1938 tout Français binational - né Français ou naturalisé - peut déjà être déchu de sa nationalité française, s’il «se comporte en fait comme le national d’un pays étranger». C’est l’article 23-7 du code civil.

Cet article, aujourd’hui tombé en désuétude, est-il adapté au cas du terrorisme et notamment à l’Etat islamique qui n’est pas reconnu comme un Etat par la France ?

Cette disposition est toujours dans la loi. Elle peut facilement être amendée pour inclure l’appartenance à un réseau terroriste international. Le gouvernement n’a qu’à proposer d’ajouter quelques mots à cet article. Il n’est pas besoin de révision de la Constitution. Il suffit au gouvernement de proposer un amendement de cette disposition législative.

Le Conseil constitutionnel ne pourrait-il pas de nos jours s’opposer à une telle loi, qui pourrait constituer à ses yeux une rupture d’égalité entre Français ?

La réserve que le Conseil constitutionnel peut avoir sur l’article 25 du Code civil [sur lequel s’appuient aujourd’hui les rares déchéances de nationalité, ndlr] qui porte sur la distinction entre Français naturalisés et Français de naissance ne s’applique justement pas ici. L’article 23-7, justement, ne distingue pas les Français né français et les Français naturalisés. Et vu la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui déclare qu’à des situations différentes le législateur peut appliquer des règles différentes, il me paraît peu probable qu’il censure l’article 23-7.

Mais imaginons qu’il le fasse. Alors le gouvernement aura une raison d’aller devant le Parlement pour demander une révision de la Constitution. Mais il faudrait peut-être aussi qu’il attende l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour européenne de justice : le citoyen français étant citoyen européen, les recours contre cette disposition porteront aussi devant les juridictions européennes… Or aucune modification de la Constitution ne préservera le gouvernement d’une censure d’une Cour européenne ! Le gouvernement serait donc bien plus prudent, tant du point de vue juridique que politique, d’inscrire sa modification dans la tradition juridique républicaine française.

La France a depuis toujours été indifférente à la binationalité, c’est à dire qu’elle l’a toujours acceptée. En contrepartie, pour certains cas extrêmes, en 1915, quand des Franco-allemands avaient rejoint l’armée allemande, elle a organisé une possibilité de déchéance, sous contrôle du Conseil d’Etat.

Pourquoi est-ce si grave de modifier la Constitution ? Quels pourraient en être les effets pervers ?

Cela inscrirait la marque dans notre loi fondamentale d’une différence entre Français. Dans les circonstances actuelles, les autorités publiques doivent rechercher la plus grande cohésion entre Français, indépendamment de leurs origines, et s’attaquer avec les moyens les plus efficaces aux quelques centaines ou milliers de personnes qui peuvent être tentées par le terrorisme ou en être les acteurs. Or l’inscription dans la Constitution de deux catégories de Français peut avoir des effets destructeurs sur la cohésion que nous devons rechercher et probablement aucun effet réel contre le terrorisme.

3 dec 2015, Sonya Faure

Source : Libération

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