lundi 25 novembre 2024 00:16

Quand les migrants filment leur "Exode"

C'est un projet choc. Des dizaines de réfugiés, équipés de téléphones portables, ont accepté de filmer leur périple pour le documentaire "Exode". Son réalisateur raconte.

Ils sont des millions à prendre la route pour fuir leur pays. Originaires d'Afrique, du Moyen-Orient, d'Asie centrale, ils tentent par tous les moyens de rejoindre l'Europe, pour échapper à la pauvreté, à la guerre ou à l'intégrisme religieux. Ils s'appellent Hassan, professeur d'anglais à Damas ; Alaigie, originaire de Gambie, sans emploi ; Tarek, restaurateur en Syrie ; Ali, orphelin afghan en charge de ses sœurs...

Pour illustrer de façon aussi inédite qu'ambitieuse cette crise migratoire sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, Canal+ s'est associée avec la BBC et Keo Films. James Bluemel, réalisateur britannique, a confié 75 Smartphones équipés de fonctions vidéo à des migrants pour qu'ils filment leur périple là où les réalisateurs ne pouvaient pas aller. Le résultat est stupéfiant.

Des adieux à la famille aux préparatifs du départ, des négociations avec les passeurs aux check-points où se donnent les bakchichs, de la traversée du désert dans des pick-up bondés à celle de la Méditerranée dans des canots de fortune, de la misère des camps aux frontières de l'Europe à l'arrivée incertaine dans un pays d'accueil, le spectateur suit au plus près les aventures bouleversantes de ces hommes, femmes et enfants. A travers vingt-six pays, à pied, en bateau, en train, en bus, sous la pluie ou un soleil écrasant, il les accompagne dans leur aventure risquée en retenant parfois son souffle face à leurs échecs. Leurs images et celles du réalisateur sont entrecoupées d'interviews qui permettent de donner une voix à ces images chocs.

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TéléObs. Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de confier des téléphones portables à des migrants pour qu'ils filment leur périple ?

James Bluemel. - Un ami reporter s'est rendu au Maroc pour photographier des réfugiés qui souhaitaient passer en Espagne. En plus de ses clichés, il est revenu avec des vidéos qu'ils avaient eux-mêmes réalisées avec leurs téléphones. Je n'avais encore jamais vu cela : on avait l'impression d'être réellement avec eux à chaque étape de leur voyage. Je me suis dit que la meilleure manière de traiter le sujet. Avec mon producteur, Keo Films, nous avons donc proposé cette idée ambitieuse à la BBC : distribuer une centaine de Smartphones, équipés de caméras, à des migrants de différents pays. La chaîne nous a tout de suite dit de nous lancer et de voir si le projet était réalisable.

Comment avez-vous rencontré ces migrants ?

-  Il n'est pas difficile de rencontrer ceux qui ont déjà quitté leur pays. Il suffit de se rendre là où ils sont rassemblés, en Turquie, en Grèce ou en Italie. En revanche, c'est beaucoup plus compliqué lorsqu'ils ne sont pas encore partis. La plupart n'expriment pas leur souhait de s'en aller. Cela peut même parfois se révéler dangereux pour eux. En Gambie, par exemple, il est illégal de migrer.

De quelle manière, justement, avez-vous réussi à trouver ces candidats au départ ?

-  Notre démarche a été différente selon les pays et les situations. En Afghanistan, nous avons fait appel à un journaliste fixeur. Nous avons eu beaucoup de chance car il connaissait Ali et ses sœurs. Orphelins, ils avaient pris la décision de fuir pour que les jeunes filles ne soient pas mariées de force. En Gambie, je me suis moi-même rendu sur place.

J'ai d'ailleurs perdu beaucoup de temps et d'argent lors de cette partie du tournage car j'y suis resté deux mois pour filmer trois personnes en partance. Or elles ont toutes reporté leur projet par manque d'argent. Après réflexion, je me suis dit que le seul moyen d'être renseigné sur un départ imminent et certain, c'était d'approcher un passeur.

Quelqu'un qui a payé son voyage ne renonce pas à partir. En Syrie, où il était absolument inenvisageable de se rendre en raison du danger, nous avons aussi sollicité le Media Center d'Alep qui nous a mis en relation avec des personnes tentant de fuir la guerre.

Comment les avez-vous convaincues de participer au film ?

-  Normalement, il faut beaucoup de temps pour créer un lien avec les protagonistes d'un documentaire. Pour ce film, je n'avais parfois que quelques heures pour leur expliquer le projet et les convaincre. Quand j'ai rencontré Sadiq, originaire d'Afghanistan, par hasard à Athènes, il m'a confié qu'il comptait partir le soir même pour rejoindre la Finlande. En quelques minutes, j'ai décidé de l'accompagner. A l'inverse, j'ai parfois passé des journées entières à filmer quelqu'un avant de décider d'abandonner ou que lui-même préfère renoncer.

Pour quelles raisons ont-ils accepté d'être filmés ?

-  Souvent, dans un premier temps, ils me disaient : "D' accord, et après vous pourrez peut-être m'aider ?" J'étais conscient de ces attentes, je devais donc bien leur expliquer que je ne pourrais pas leur venir en aide pour obtenir l'asile ou financièrement, et être très clair sur le fait que je ne ferais que montrer leur périple. Mais leurs refus étaient la plupart du temps liés aux risques. Quand ils acceptaient, c'était pour laisser une trace de leur voyage. Tarek, ancien restaurateur en Syrie, qui voyageait avec 16 membres de sa famille dont sa fille Isra'a, 11 ans, m'a ainsi confié que cela lui permettait de raconter son histoire. Il ne voulait pas prendre tant de risques, mourir et être oublié.

Quelles scènes marquantes n'auriez-vous jamais pu filmer sans ce dispositif ?

-  Le film montre les négociations avec les passeurs. En Gambie, ils n'ont pas le même statut qu'en Turquie où ils sont prêts à mettre des migrants dans des bateaux peu sûrs, quitte à risquer la vie des gens, pourvu qu'ils touchent de l'argent. En Gambie, ils sont davantage considérés comme des agents de voyage qui proposent un service et suivent le périple jusqu'à l'arrivée en Europe. Nous avons pu assister aux échanges d'Alaigie et de son passeur. Mais en Afrique, il aurait été trop dangereux de le suivre. Alaigie a parcouru le Sénégal, le Sahara, le Mali et le Burkina Faso, une région devenue particulièrement hostile aux journalistes. Il a filmé les check-points, les échanges de bakchichs, la pénible traversée du désert. En Turquie, nous n'aurions jamais pu être présents à Izmir, lors de la scène, filmée par Hassan, un Syrien, où les passeurs détaillent leurs prestations : 1 800 euros par personne pour une traversée sur un voilier ; 2 000 euros en hors-bord même pour les nouveau-nés, etc. Les images que Hassan a tournées, au péril de sa vie, lors de sa traversée vers la Grèce me semblent aussi particulièrement inédites : alors que le bateau coule, il décide, avec d'autres hommes, de se mettre à l'eau pour le délester.

Comment êtes-vous restés en contact avec eux pendant leur périple ?

-  Nous ne nous sommes pas contentés de leur donner des téléphones, nous les avons aussi suivis comme dans un documentaire classique. L'idée était vraiment qu'ils filment là où nous ne pouvions pas le faire. Nous avons donc voyagé avec eux aussi souvent que possible et nous avons donc pris soin que la même équipe les suive de bout en bout. Cela crée des liens de confiance très forts. Et lorsque nous n'étions pas là, une rédaction de cinq personnes, à Londres, était en contact téléphonique avec eux. Après son départ de Gambie, j'ai rejoint Alaigie à Agadez, au Niger, véritable point de départ des migrants d'Afrique pour la Libye. Lorsqu'il y est arrivé, nous n'avons plus eu de nouvelles. Nous avons alors appris, par l'intermédiaire du passeur, qu'il avait été kidnappé et qu'il fallait payer pour le libérer. Nous avons envoyé une équipe de tournage mais cela s'est révélé trop dangereux. Nous avons donc trouvé un journaliste libyen pour le filmer sur place. Et nous l'avons rejoint en Italie.

Quels conseils ou instructions leur avez-vous donnés ?

-  En raison des risques, nous leur avons demandé d'enregistrer uniquement lorsqu'ils le sentaient. Sur le fond, je leur ai dit de prendre tout ce qu'ils trouvaient intéressant en utilisant le téléphone comme s'il s'agissait d'un journal intime. Sur la forme, je leur ai simplement conseillé de filmer en format paysage plutôt qu'en portrait. Je leur ai aussi expliqué qu'il fallait enregistrer des séquences entières pour que ce soit plus facile à utiliser.

Certains ont-ils abandonné le projet en cours de route ?

-  C'est incroyable, mais nous avons eu des nouvelles de toutes les personnes à qui nous avons donné des téléphones sauf un couple. Nous avons craint le pire mais j'ai retrouvé leur trace sur Facebook : ils sont en sécurité en Allemagne.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué ?

-  J'ai réalisé, en Grèce, à quel point la situation n'était absolument pas prise en main par l'Union européenne. Et j'ai découvert l'attitude suspicieuse des Européens ainsi que leur refus de venir en aide à ces personnes désespérées. J'ai éprouvé un grand sentiment de honte en voyant à quel point l'Europe ne remplissait pas son devoir. Quand on voit toute cette détresse, c'est moralement inacceptable.

Quel message aimeriez-vous faire passer avec ce film ?

- On envisage souvent la problématique des migrants de manière globale, presque abstraite. Ce film montre des personnes, des histoires singulières. J'espère que cette approche permettra aux téléspectateurs de mieux comprendre ce que cela signifie pour des êtres humains de tout laisser derrière eux, de risquer leur vie, que ce soit pour des raisons économiques, pour fuir la guerre ou un régime.

"Exode, un million de destins", de James Bluemel, documentaire de 2 heures, diffusé mercredi 5 octobre, à 20h55, sur Canal+, et, en version 3x52 minutes, le 16 octobre, à 21h00, sur Planète+ (BBC/ KeoFilms /avec la participation de Canal+).

04 octobre 2016, Hélène Riffaudeau

Source : nouvelobs.com

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