mardi 26 novembre 2024 00:29

Réfugiés : «Si nous faisons machine arrière, c’est la mort»

Un jeune Sénégalais raconte la traversée périlleuse entre les côtes libyennes et l’île de Lampedusa. «Onze jours de calvaire, d’angoisse, de tristesse, de mélancolie…

Le lendemain de notre arrivée en Libye, le 7 novembre 2014, vers 10 heures du matin, nous étions tous dans la maison, les yeux fixés sur la télé. Le chef des passeurs arrive avec Moustapha, un Sénégalais, son bras droit. Ils apportent du pain, du beurre et du lait. Le chef nous demande de rester calmes et de parler moins fort. "Si des gens savent que vous êtes là, ils vont venir avec des armes pour vous agresser et prendre tout votre argent et vos biens. Ils peuvent même vous tuer."

«Il nous enferme à nouveau comme si nous étions en prison. "La récréation est terminée. D’ici quatre jours, vous partez", a-t-il dit. Six jours après, nous n’avons plus de quoi manger. Depuis notre arrivée, nous n’avons revu ni Moustapha ni personne. La faim nous rend faibles. Je mélange de l’eau et du sucre pour retrouver un peu de force.

«Le 12 novembre, vers 20 heures, ils reviennent avec deux voitures et nous demandent de prendre nos affaires pour rejoindre un autre groupe. Nous arrivons dans une autre maison. Là-bas, ni électricité ni eau courante, juste un puits. Il y a des Nigériens, des Gambiens, des Somaliens, des Sénégalais et des Ghanéens. Tous avec la même envie de rejoindre l’Europe. Malgré ce but commun, l’effet de se retrouver à 150 dans cette maison avec seulement trois chambres et un salon crée des tensions. Une chambre était réservée aux filles. Pour les autres, nous avions formé deux groupes. Le premier allait se coucher de 20 heures à 2 heures du matin et le second de 2 heures jusqu’à l’aube.»

Le 16 novembre

La plage de Zouara

«Cinq jours après, vers 21 heures, c’est le départ. Les responsables viennent nous chercher. On se retrouve à sept dans une voiture, je suis avec une autre personne dans le coffre. Nous sommes tous réunis dans une maison en construction à 150 m de la plage de Zouara, à quelques kilomètres de la frontière tunisienne. Ils nous déshabillent, nous laissant un short et un tee-shirt. Ils prennent tout : argent, bagues, portables, gris-gris… Ils nous donnent des coups de pieds et de ceinture, nous insultent et violent certaines femmes. "Fils de putes, pauvres Noirs imbéciles…" Ces gens sont-ils vraiment musulmans ? C’est de la barbarie, de la torture. Dans ma tête, les leçons d’histoire sur la traite négrière refont surface. Entre l’île de Gorée et la plage de Zouara, il n’y a qu’un pas.»

Le 17 novembre, 4 heures du matin

L’embarquement

«Le 17 novembre, vers 4 heures du matin, nous finissons par sortir à pied et nous dirigeons vers la plage. Il fait froid. De loin, nous apercevons le canot arriver. Ils nous appellent un à un pour monter sur l’embarcation. Je suis le dernier à monter à bord : 110 personnes, six bidons d’essence, des biscuits et quelques bouteilles d’eau. Ces mêmes biscuits que j’avais l’habitude de grignoter dans l’amphi de mon université.

«Une personne donne un téléphone au "capitaine" choisi parmi nous par les passeurs et lui ordonne d’appeler la marine italienne dès que nous arriverons dans la zone européenne. Le téléphone nous permettra de connaître l’heure : 4 h 30, nous allons partir. Il faut apparemment neuf heures pour traverser. Il est l’heure, tout le monde est dans le bateau, en route pour l’Italie ou la mort. Je vois les lèvres des uns et des autres bouger, ils prient pour que Dieu guide nos pas.»

18 heures L’égarement en pleine mer

«Nous naviguons depuis plus de treize heures, ce qui veut dire que nous avons perdu le cap. Nous appelons la marine italienne, mais nous n’arrivons pas à les joindre, nous ne sommes pas encore dans la zone. L’un d’entre nous, un Nigérian, désigné par les passeurs comme le "pilote", essaye de retrouver le cap, il tient une boussole à la main. Une dispute éclate entre le capitaine et lui. Je commence à sentir la fatigue, la tristesse, la solitude et l’angoisse sur les visages des uns et des autres. Le ton monte dans l’embarcation. Impossible de rentrer, il nous reste un bidon et demi d’essence : si nous faisons machine arrière, c’est la marine libyenne qui nous poursuivra, c’est la mort assurée.

«A un moment donné, nous avons vu un corps inerte flotter à côté du bateau parmi des bouteilles, des habits et des chaussures. Le corps était d’une teinte très claire. Nous comprenons que des frères et sœurs sont restés ici. De gros poissons, les uns disent que ce sont des dauphins, d’autres disent que ce sont des requins, sautent très haut autour de nous.

«A 19 heures, je pense à ma mère que je voulais rendre heureuse le reste de ma vie et puis à mon père qui a sacrifié la sienne pour ses enfants.»

19h35 La panne

«Le moteur du bateau ne ronronne plus. Deux hommes se lèvent, Bouba et Ousmane, deux mécaniciens venus de Gambie, et réussissent à réparer le moteur au bout de vingt minutes. Nous reprenons notre chemin.

«Tout à coup, nous apercevons des lumières, des cris de joie explosent dans le bateau, "Lampedusa, Lampedusa…" Nous suivons cette direction, mais à notre grande surprise, il s’agit d’une plateforme pétrolière. Il est 20 heures, nous sommes à une centaine de mètres. Tout le monde se met à crier sur le bateau pour que les personnes de la plateforme nous entendent et nous viennent en aide. Certains hurlent "Allah Akbar". Nous apercevons un groupe, ils nous regardent et prennent des photos.

«Le capitaine décide de plonger et de nager en direction de la plateforme. Il parvient à l’échelle, monte sur la plateforme et demande au personnel d’appeler la marine italienne pour nous sauver.

«Il revient vers le canot, nous l’aidons à remonter. Il éteint le moteur et laisse l’embarcation dériver au gré du courant, en direction de l’usine. C’est notre seule chance. A 50 mètres du but, l’embarcation prend l’eau, quatre personnes se jettent à la mer avec les bidons d’essence vide en guise de bouée et nagent en direction de l’escalier de la plateforme. Deux autres plongent avec leurs gilets de sauvetage, l’un d’eux tente de remonter à bord. Je lui tends ma main, mais il dérive. Les deux disparaîtront.

«C’est la panique à bord, tout le monde est debout et se précipite vers l’avant du canot, il prend une vague et une dizaine de personnes tombent à l’eau. Je suis tapi dans le fond du bateau, j’appelle Brahim, Salou et Hassane avec qui je suis depuis plus de deux ans. Ils sont là tous les trois. Nous essayons d’aider les personnes tombées à l’eau, de les tirer sur le bateau. C’est impossible. Il manque des gens, nous ne savons pas qui encore. J’ai de l’eau jusqu’aux genoux, je marche sur un corps inerte, c’est une femme qui a perdu la vie. Je demande aux passagers de m’aider. Je la laisse comme ça et me préoccupe plus de ma survie et de celle de mes trois compagnons. Je leur demande de rester calmes jusqu’au dernier moment.»

Vers 21 heures La venue des secours

«Au bout de quarante minutes, un navire arrive. Un homme s’adresse à nous dans une langue que je ne connais pas, mais qui ressemble à l’espagnol. Je devine qu’il s’agit d’Italiens. Ils nous demandent de rester calmes, nous disent : «Nous sommes venus vous sauver». Je pense qu’un travailleur de la plateforme les a prévenus. Ils nous font monter sur leur bateau. Ils nous accueillent avec des masques de protection, pour se protéger du virus Ebola, qui sévissait à l’époque. Nous les prévenons que d’autres personnes sont tombées à l’eau. Nous partons à leur recherche, mais au bout de trente minutes, ils ne trouvent que quatre corps, trois femmes et un homme. Pour les autres, la dernière demeure sera la mer. Bouba, le mécano qui nous a sauvé la vie, fait partie de ceux-là.

«Le bateau met le cap direction Lampedusa. Vingt-quatre heures de route, enfermés dans des couvertures de survie, couleur jaune brillant et aluminium.»

Le 18 novembre L’arrivée

«L’Europe, terre de toutes les promesses est là… Certains sont contents, des cris de joie se font entendre. Ils ont déjà oublié nos frères et sœurs, restés dans l’eau. Leurs corps sans vie s’échoueront sur une plage en Europe. Moi je rends grâce à Dieu de m’avoir compté parmi les vivants. Et je prie pour ceux et celles qui sont décédés pendant cette tragédie.»

Dakar-Paris en quatre ans…

Né en 1988 au Sénégal, à Thiaroye-sur-Mer (à l’est de Dakar), Kab est le troisième d’une fratrie de cinq enfants. Ses parents et ses sœurs aînées ont quitté l’école en CM2. Lui y excelle. Il est l’espoir de la famille. Il se fait la promesse de tout miser sur les études. Il accédera à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, mais en novembre 2011, sa vie d’étudiant bascule. La mauvaise gestion de l’université et de nombreuses injustices poussent les étudiants à faire grève. De violents affrontements éclatent entre les manifestants et la police. Les blocus se multiplient. Kab abandonne la fac et trouve un petit boulot. De quoi mettre de l’argent de côté pour étudier à l’étranger. En décembre 2012, il atterrit à Tunis, enchaîne les jobs alimentaires (maçon, téléopérateur, plongeur) et suit une formation en informatique. Kab y découvre le racisme dont sont victimes les Noirs. Après une série d’humiliations quotidiennes, l’assassinat d’un ami ivoirien sera la barbarie de trop. L’étudiant désabusé franchit la frontière libyenne pour rejoindre l’Europe. Après une traversée laborieuse en Méditerranée, les passagers sont pris en charge par les autorités italiennes en novembre 2014. En mai 2015, il arrive en train à gare de Lyon, à Paris. La police l’arrête. Il passe quarante-trois jours dans un centre de rétention. On le renvoie en Italie. A Milan, l’officier le rassure. Il peut tenter la France autant de fois qu’il le souhaite. Cela fait maintenant six mois que Kab est hébergé par des proches en région parisienne. Il fréquente la bibliothèque et l’université en auditeur libre. Il rêve d’études de philosophie. Depuis décembre, Kab est blogueur au Bondy Blog.

5 mai 2016, Bondy Blog

Source : Libération

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