Les Roumains et les Bulgares sont les mal aimés de l'Union européenne. Arrivés en 2007, trois ans après les autres pays européens de l'ancien bloc de l'Est, ils sont toujours considérés un peu comme les cousins de province de l'Europe bruxelloise, les plus pauvres des Etats européens. Le niveau de corruption y est élevé et la constitution de leur Etat de droit reste encore fragile, comme en témoignent les manifestations régulières contre le gouvernement depuis l'été à Sofia, ou encore les tentatives du gouvernement de Bucarest de faire passer des lois d'amnistie pour les hommes politiques.
La levée des interdictions partielles à l'ouverture du marché du travail pour les Roumains et les Bulgares, le 1er janvier 2014, fait surgir une nouvelle division au sein de l'Union, déjà fragmentée entre Nord et Sud depuis le début de la crise. Au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, on agite régulièrement le spectre de ces salariés à bas coûts d'Europe du Sud-Est balkanique, qui viendraient envahir un marché du travail saturé et siphonner les prestations sociales.
Pour ajouter à la confusion, les débats mêlent volontiers les Roms, l'espace Schengen ou la directive sur les travailleurs détachés, sur fond de taux de chômage élevé et de poussée populiste dans de nombreux pays européens, cinq mois avant les élections européennes de mai.
En 2007, huit pays de l'Union européenne (Allemagne, Autriche, Belgique, France, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Royaume-Uni ; l'Espagne a rejoint ce groupe en 2011) avaient imposé aux deux nouveaux Etats membres des restrictions à l'entrée sur le marché du travail pendant une période de sept ans.
Les pays de l'Europe de l'Ouest comptaient ainsi éviter les tensions sur leur marché du travail respectif. Mais de nombreux Roumains et Bulgares pouvaient dans certains cas y exercer une profession. Les restrictions seront toutes levées le 1er janvier, mais les réticences au sujet des Roumains et des Bulgares n'ont pas disparu.
« La fin des restrictions pour les travailleurs roumains et bulgares survient à un moment de chômage élevé et de sérieux ajustements budgétaires », reconnaît le commissaire européen chargé de l'emploi, le Hongrois Laszlo Andor, « mais il y a déjà plus de 3 millions de Bulgares et de Roumains installés en Europe. Une augmentation majeure de leur nombre est peu probable ».
A Londres, le premier ministre, David Cameron, s'inquiète, sous la pression du parti anti-européen UKIP, d'un nouvel afflux de migrants est-européens, et d'un certain « tourisme social » pour profiter de ce qui reste de l'Etat-providence britannique. Il n'a pas hésité à remettre en question la libre circulation dans l'espace européen, qui est l'un des fondements de l'Union. Les journaux britanniques multiplient les « unes » agressives à l'égard de ces deux pays européens. « La majorité des Roumains viennent en Grande-Bretagne pour travailler et non pour toucher des indemnités sociales, affirme Ion Jinga, l'ambassadeur roumain à Londres. Des milliers de Britanniques travaillent en Roumanie, il faut qu'ils comprennent que le même principe doit s'appliquer aux Roumains qui veulent travailler en Grande-Bretagne. »
CITOYENS DE SECONDE ZONE
Selon la Commission européenne, 14 millions de citoyens européens résident dans un autre pays que leur Etat d'origine. Plus des deux tiers sont employés. Les autres sont retraités, étudiants (plus de 3 millions bénéficient chaque année du programme Erasmus) ou chômeurs. La Commission a rappelé en novembre que « les personnes non actives venant d'autres Etats membres représentent une très faible part des bénéficiaires et que l'incidence de ces demandes de prestations sur les budgets sociaux nationaux est insignifiante ». Mais cela n'empêche pas de nourrir les peurs et les fantasmes, comme cela a souvent été véhiculé pour les travailleurs immigrés non européens.
Les salariés roumains et bulgares ont aussi été montrés du doigt dans le cadre de la directive sur les travailleurs détachés dans d'autres pays européens. Pour éviter les abus, et le « dumping social », la France et l'Allemagne ont obtenu début décembre le renforcement des contrôles des employeurs. Face au Royaume-Uni, qui a voté contre cette réforme, Paris et Berlin ont d'ailleurs été soutenus par la Bulgarie et la Roumanie, ainsi que par la Pologne. « Ces pays acceptent de mieux lutter contre les fraudes au détachement pour préserver le principe de la libre circulation des travailleurs, observe une source diplomatique. A six mois des élections européennes, ils ont compris que ces sujets sont explosifs, et peuvent alimenter les forces populistes. »
POROSITÉ DES FRONTIÈRES
La Roumanie et la Bulgarie sont d'autant plus enclines à la prudence qu'elles demandent en vain d'adhérer à l'espace Schengen de libre circulation des personnes (sans passeport), mais font face aux réticences de la France, de l'Allemagne et des Pays-Bas, inquiets de la porosité de ces nouvelles frontières européennes. D'année en année, la perspective d'adhésion est repoussée, ce qui donne aux Roumains et aux Bulgares le sentiment d'être des citoyens européens de seconde zone.
Les Roumains, qui ont pris d'importantes mesures pour sécuriser leurs frontières, sont déçus. Et les Bulgares ont beaucoup de chemin à faire face à l'afflux de migrants sur la frontière turque, venus notamment de Syrie. « On doit améliorer la confiance de nos partenaires. Nous avons encore du travail », reconnaissait en novembre le premier ministre bulgare, Plamen Orecharski. Mais la crise économique et la crise d'identité européenne rendent bien plus longue la route de Schengen.
31/12/2013, Mirel Bran et Philippe Ricard
Source : Le Monde