C'était prévisible. La polémique initiée en Suisse il y a quelques mois sur les minarets musulmans et sanctionnée par une votation à l'issue alarmante s'est désormais invitée en France.
Bien que chacun se plaise à affirmer que la question ne se pose pas chez nous, le fait est qu'on en parle de façon assourdissante, dans un contexte saturé par le débat sur l'identité nationale. Ce dernier, au lieu d'évoluer vers une interrogation sur les fondements du vivre ensemble, a plutôt tendance à brouiller les esprits en mélangeant immigration et identité, et en faisant de la menace de l'altérité le cœur de la question.
En France, il est aujourd'hui évident pour tout le monde - et les faits divers érigés en causes nationales sont là pour le prouver- que l'islam et ses expressions sont devenus une préoccupation centrale. La pérennisation d'une religion toujours assimilée dans l'imaginaire collectif, au mieux à la religion des « pauvres immigrés », au pire à une présence exogène illégitime, semble interroger partout en Europe.
Que s'est-il donc passé en Suisse ? Peur véritable et irraisonnée de l'islam? Xénophobie intempestive dans une confédération de cantons dont chacun se montre très sourcilleux sur son identité fédérale helvétique? Il semble qu'il existe une volonté largement partagée de maintenir la Suisse dans une identité historique chrétienne sur-imaginée, en refusant l'installation trop visible d'une religion réputée « concurrente » et agressive.
En cela, la Suisse est semblable aux autres pays européens, qui souvenons-nous, s'étaient longuement interrogés, lors de la rédaction de la Constitution Européenne, sur la nécessité de rappeler en préambule les « racines judéo-chrétiennes » de l'Europe. Interdire les minarets suisses au moment même où dans certaines régions d'Italie a été rendu obligatoire la présence d'un crucifix dans les salles de classes est plus que révélateur d'un malaise véritable.
L'initiative de la votation populaire suisse est venue, on le sait, d'une formation populiste de droite, l'UDC. Tous les autres grands partis, le gouvernement, les Eglises comme la communauté juive, ont dit leur hostilité à la demande d'interdiction de la construction des minarets. Cependant, plus de 57 % des votants ont écouté davantage les sirènes xénophobes que les autorités gouvernementales et religieuses du pays, sans forcément se rendre compte qu'un pareil vote entrerait en contradiction totale avec la prétention de représenter un modèle de démocratie et d'ouverture que ce pays a eu depuis toujours. En votant ainsi, les citoyens suisses savaient néanmoins très bien que la démocratie qu'ils aiment est une démocratie « entre soi », et qui est justement par excellence l'attitude qui étouffe nos sociétés aujourd'hui et les rend sourdes à la curiosité que devrait éveiller la présence et surtout la conscience de nos concitoyens dans leur altérité la plus apparente.
Alors certes, on dira qu'il ne s'agit pas de l'interdiction de la construction de mosquées, et qu'il peut y avoir des mosquées sans minaret. Mais le symbole du minaret est devenu un signe fort de reconnaissance chez les fidèles musulmans, et autoriser les mosquées en interdisant les minarets, c'est un peu comme autoriser les églises en interdisant les clochers, voire, les croix. Dans tous ces lieux de culte, l'on n'est guère « obligé » d'avoir autant d'ornements (croix, clochers, minarets, esplanades, piliers, et bien d'autres encore), mais les croyants ont besoin de cela, car il ne s'agit pas seulement de pratiquer sa religion, mais de « jouir » de cette pratique lorsque l'on se trouve dans un lieu de culte.
Les campagnes d'affichage qui ont été organisées ces derniers mois en Suisse en faveur de l'interdiction de construire des minarets n'ont pas fait dans la dentelle et n'ont pas craint de montrer un visage ouvertement raciste. On ne saurait oublier, par exemple, cette affiche représentant trois moutons blancs sur fond de drapeau suisse, dont l'un expulsait d'une ruade un mouton noir indésirable...
Passons sur les représentations caricaturales que l'on se fait parfois de l'islam et qui nourrissent des discours aux sonorités xénophobes, voire racistes. Revenons simplement à la question de la présence de l'islam en Europe, de son implantation, de sa patrimonialisation. Parce que finalement, les mosquées, les minarets ou les cimetières ne sont rien d'autre que le signe d'une inscription, d'un enracinement durable sur le sol européen.
La question que se pose l'Europe, c'est donc celle de l'adoption d'une altérité qui serait -qui est déjà- endogène et non plus exogène. Telle est la principale question. Elle est rendue d'autant plus polémique que l'on superpose aujourd'hui en France l'identité civique et politique d'une part, l'identité culturelle d'autre part. Il semble que l'on ne sait guère plus distinguer entre les deux, et ce n'est pas un hasard si le ministère de l'Immigration s'occupe du sujet de l'identité nationale.
L'identité nationale n'est pas un tabou, mais exige des précautions aujourd'hui largement ignorées. Le peuple suisse a le droit de se laisser bercer par les histoires légendaires qui racontent son passé. Mais la vérité de ce pays est autre chose que le geste héroïque de Guillaume Tell avec son arbalète. La Genève d'aujourd'hui n'est plus celle de Calvin. Comme les pays européens qui l'entourent et à la vie desquels elle participe de plus en plus, la Suisse est devenue une terre de mélange. L'islam fait désormais partie de sa réalité. Le nier, c'est refuser de s'accepter telle qu'elle est. C'est s'enfermer dans une identité rêvée, une identité sclérosée. Dans le monde qui est le nôtre, celui du « grand village planétaire », il est enfantin de croire que l'on peut exister en se définissant contre les autres, comme il est insensé de penser que l'on peut se réfugier dans des « cuirasses identitaires » pour mettre des frontières imperméables entre soi et les autres.
Les Français seraient tout aussi inconscients de croire que leur identité est un héritage du passé qu'il suffirait d'exhumer et de réaffirmer avec force de siècle en siècle. Car la France n'est plus ce que certains imaginent : en observant la société telle qu'elle est, on mesure en effet le décalage entre ce que la France est et ce qu'elle croit ou dit être. Une véritable distorsion apparaît entre l'existant (une France de plus en plus métissée), et la France telle que la rêvent certains français nostalgiques d'une société mono culturelle et mono confessionnelle. C'est de ce décalage que provient le trouble actuel qui met les citoyens dans une situation si inconfortable.
« Qui sommes-nous ? » Acculée par un agenda politique frénétique, toute la société se retrouve à devoir répondre ici et maintenant à une question très difficile, qui mériterait de prendre en compte toutes les nuances complexes qu'elle recouvre, et qui sont loin d'être à la portée de tous.
Plutôt que le « Qui sommes-nous » posé, il faudrait parler de « Que devenons-nous ? ». En effet, l'identité française, comme toute identité, a une dimension historique qui correspond à sa dimension narrative : notre histoire est celle que nous nous racontons.
Cette dimension narrative est essentielle, parce que de même que s'élargit nécessairement, au gré des mouvements humains, l'image que l'on a de soi, il faut élargir le récit que l'on fait de soi.
Certaines crispations identitaires n'existent que parce qu'ont été ignorés tous les récits dont nous ne voulons plus, que nous n'aimons plus. Aujourd'hui, le défi, l'urgence, la nécessité, est de les réhabiliter, mais en ne le faisant pas seulement dans une sorte de souci de reconnaissance. Il faut les réhabiliter dans le but de recréer le grand récit épique qui fonde tout destin national collectif. Il nous faut écrire un grand récit épique, de notre temps, prendre appui sur des moments capables de faire émerger un récit commun. Les récits inachevés doivent être repris autrement, et devenir ainsi des occasions pour nous de nous raconter autrement. C'est en ce sens que l'identité, en prenant appui sur un passé ouvert et pluriel, est porteuse de ponts jetés vers l'avenir.
Outre la dimension du récit, l'identité prend en compte la dimension de la mémoire. L'histoire de la France se raconte grâce à une polyphonie de mémoires qui l'ont traversée, et qu'il faut reconnaître comme parts d'une identité plurielle. Les Français ont passé à la trappe de l'oubli toutes les histoires venues se jeter comme des rivières dans le fleuve de cette histoire de France, pour parler aujourd'hui d'« héritage ». Il ne s'agit pas de dire que certains sont héritiers et d'autres non. L'identité suppose une éthique politique commune. Est héritier celui qui veut œuvrer en vue de prendre en charge ce passé commun.
Le défi aujourd'hui est de parvenir à élargir la mémoire française. C'est par cet élargissement de sa mémoire, dans laquelle la France ne peut que se reconnaître, qu'il sera possible de mettre en évidence son identité plurielle, et de l'accepter bien mieux qu'elle ne le fait aujourd'hui. Il serait urgent de redécouvrir ces cours d'eau venus se jeter dans ses méandres et qui peu ou prou participent de son importance et de sa grandeur. L'identité française n'est pas plus figée que l'identité des individus qui composent ce pays.
Enfin, c'est finalement aussi une question de promesse. L'identité nécessite de prendre appui sur le passé (mémoire, récits), mais elle doit être porteuse de promesses vers l'avenir. Alors, que se promet-on de bon et de juste à faire ensemble? Comment est-ce que nous allons nous projeter vers demain, ensemble? Pour autant, il est un fait que «ensemble » ne veut pas dire unanimement. Même si l'on n'est pas tous d'accord, ce dont chacun doit prendre conscience urgemment est qu'il est nécessaire cependant de construire ensemble, car nous n'avons pas d'autre choix. Ce qui importe, c'est seulement et surtout de travailler à la formulation de promesses valables pour tous et qui soient à hauteur des défis qui nous attendent. Et ils sont nombreux.
On ne le répétera jamais assez : est héritier celui qui a la volonté d'œuvrer en vue de prendre en charge ce passé commun, mais aussi ces promesses communes, et qui est disposé à élargir la surface de ce dont il va hériter un jour.
Source : Médiapart.fr