Dans cet entretien accordé au site du Conseil de la communauté marocaine à l'étranger, Mme Agnès Levallois, politologue, journaliste et spécialiste du monde arabe contemporain, estime que l'effet de surprise des printemps arabes, sur les journalistes en général et « occidentaux » en particulier, a été incontestable. L'une des raisons principales étant que les journalistes « occidentaux » ne connaissaient pas les sociétés arabes. Elles évoque aussi l'expérience constitutionnelle marocaine et l'avenir de ces sociétés de ce que l'on pourrait appeler les révolutions "new age".
Vous êtes à la fois journaliste et spécialiste du monde arabe. Estimez-vous que les médias occidentaux ont bien fait leur travail. Si l'on insiste sur « les médias occidentaux, c'est parce qu'en face il y avait principalement la chaine satellitaire Al Jazeera qui tout au long de ces soulèvements a semblé mener la danse.
Je pense que la première chose à dire est que les médias occidentaux ont été surpris par le début de ces soulèvements. On les a vu un peu perdus et ne sachant pas très bien comment réagir, parce que beaucoup d'entre eux avaient une idée très caricaturale de ces pays et n'avaient pas vu que tous les ingrédients étaient là pour un soulèvement. Ils n'avaient en vérité pas pris en compte les mouvements de protestation précédents dans ces pays là. Cela voulait dire à mon sens qu'il n'y avait pas de vraie couverture des sociétés mais une obsession de suivre la diplomatie, la politique, sans aucune attention de ce qui se déroulait dans ces sociétés. De là la panique des médias occidentaux qui suivaient cette région du monde qu'à travers des processus diplomatiques et la lutte contre le terrorisme. A partir de là il y avait une incapacité de ces médias à comprendre ce qui se passait réellement dans ces pays parce qu'ils n'avaient aucun contact, ni le relais dans ces sociétés, pour comprendre ce qui était entrain de se dérouler. Il y a donc eu un effet de surprise, de difficultés à pouvoir travailler: beaucoup de journalistes ont donc débarqués dans ces pays sans jamais y avoir mis les pieds, de là cette méconnaissance.
En vérité et pour résumer: tout cela a participé à cet effet de surprise. Du coup la réaction de ces médias a été de suivre les chaines satellitaires arabes beaucoup plus proches de ces pays : donc on a regardé ce ces chaines , Al Jazeera principalement, qui a remarquablement joué sa carte.
Diriez-vous qu'il y a eu un suivisme politique. Plus clairement ce sont les médias qui semblent avoir donné le « la » à ces soulèvements qu'ils ont définis comme des « Printemps arabes » avant les politiques
C'est vrai que les médias jouent leur rôle qui est en effet beaucoup plus puissant. Mais, il faut tout de même prendre de la distance par rapport à cela : les politiques ont été surpris comme l'ont été les médias. Tous les mécanismes n'ont pas fonctionné certes; que les politiques aient été influencés par les médias évidemment. Toutefois on ne peut pas dire qu'ils ont simplement suivi les médias : le temps politique n'est pas le temps médiatique et l'on fait une confusion entre les deux en sommant les politiques à se soumettre à ce flux ininterrompu de l'information. La question, est comment les politiques acceptent de prendre un peu de recul qui n'est pas le temps médiatique pour justement ne pas se retrouver dans la position du journaliste à commenter une information brute.
Que pensez-vous du terme « Printemps arabes » ?
Je n'utilise pas le terme « Printemps arabe », qui ne signifie rien ; il est parti d'une vision un peu orientaliste : ce sont des expressions qui n'ont pas de sens et ne permettent pas d'appréhender la réalité. Je me refuse à les utiliser. Mais cela rejoint de ce que je disais comme les médias – occidentaux - ne savaient pas comment réagir, ils ont inventé un terme qui faisait rêver.
Un peu plus de deux ans après le premier soulèvement qui a connu son coup d'envoi à Sidi Bouzid en Tunisie, puis sur la place Tahrir au Caire, pensez-vous que l'on puisse dire que ces pays sont aujourd'hui des démocraties ?
L'élément majeur de ces soulèvements est le fait que maintenant ces populations peuvent s'exprimer. Et le fait que les gens prennent la parole, écrivent dans les journaux, sortent dans la rue, c'est la démocratie. Mais, là encore le temps médiatique n'est pas le même que le temps historique et on peut dire que cela ne va pas assez vite, que la démocratie n'est pas encore installée...Ce qui s'installe maintenant c'est une prise en considération de la population : les peuples sont perçus comme des êtres majeurs qui peuvent voter et non pas forcément pour les partis politiques susceptibles « nous » satisfaire, nous occidentaux car, ce n'est pas à nous de juger.
Maintenant, ce que l'on va pouvoir juger après, est ce que les nouveaux régimes qui sont issus de ces élections vont faire de ces pouvoirs ? Est ce qu'ils vont répondre aux exigences des populations ? On peut dire qu'un mécanisme démocratique est en route. Il n'est pas linéaire, mais il semble qu'il y a une vraie prise en compte par les populations de leurs droits, de leur expression...Donc, il ne faut pas tomber aujourd'hui dans le pessimisme : le passage est compliqué, l'on ne sait pas exactement ce que veulent ces populations encore, la situation actuelle est un passage obligé. Ce qui me semble certain, c'est que lorsqu'il y aura dorénavant des dérives, la société redescendra dans la rue pour dire halte-là, nous n'avons pas voté pour cela.
Ce n'est pas encore la démocratie absolue, mais cette démocratie existe-t-elle quelque part dans le monde ?... Il faut donner du temps à ces processus et ces transitions. Et puis point important, ces processus sont différents selon les pays : il n'y a pas un « monde arabe » ou « le monde arabe », mais des pays avec chacun son histoire.
Quel regard portez-vous sur la révision de la Constitution marocaine ?
L'expérience marocaine est intéressante, dans la mesure où il y a eu une prise en compte, une anticipation du Roi qui s'est dit qu'il fallait agir tout de suite. Après on peut critiquer et dire que sur certains points cela n'a pas été assez loin. Mais, je considère en tous les cas que les avancées, le référendum qui a été tenu, les élections qui ont eu lieu par la suite avec l'arrivée du Parti justice et développement (PJD) et un premier ministre de ce parti, c'est une façon très habile et intelligente de gérer une situation. Tout n'est pas réglé pour autant. Là encore il faut donner du temps au temps et ne pas vouloir instantanément un bouleversement politique.
Depuis quelques mois les médias occidentaux semblent porter un regard de plus en plus critique sur ces soulèvements dans les pays arabes parce que les urnes ont donné le pouvoir à "l'islam politique". Est ce là encore de la méconnaissance ou le révélateur sociétal - occidental - de la peur de l'islam ?
C'est vrai que là encore il s'agit selon moi d'un problème de méconnaissance de la part des médias. De ne pas prendre en considération le mouvement des processus. Certes, après le mouvement romantiques du début réunissant tous ces jeunes où l'on a parlé de la révolution internet, des réseaux sociaux, comme si ces derniers avaient été les vecteurs des mouvements de révolte : il y a eu forme de déception des médias qui disent que ceux qui sont arrivés au pouvoir ne sont pas ceux qui étaient dans la rue.
Certes c'est une réalité, mais ce n'est pas pour autant qu'il faille dire que ces révoltes ont échoué. Evidemment que c'est un peu plus compliqué, l'image fut idyllique, romantique, mais l'on savait que cette jeunesse n'allait pas prendre le pouvoir car elle n'était pas structurée et sans appartenance politique : il était presque évident que c'étaient les forces les plus organisées qui allaient prendre le pouvoir même si ces derniers n'étaient pas présents dans les rues, notamment à la place Tahrir. C'est vrai que cela peut paraître désespérant, mais ces mouvements actuellement au pouvoir étaient sur le terrain depuis des années et s'étaient constitué une clientèle. Ce travail là reste à faire pour les jeunesses de ces pays. Ce dont je suis certaine cependant c'est que le devenir de ces sociétés ne se fera pas au détriment d'une partie de la société. Les partis religieux sont au pouvoir, mais avec un taux d'abstention important : ils sont loin d'avoir la majorité des suffrages. Les partis qui ne sont pas de l'islam politique n'ont pas fait assez de travail de terrain et ils sont un peu déconnectés de la réalité. Pourtant je pense que la seule issue réside dans un compromis entre ces deux forces ; et qu'aucune de ces deux parties ne pourra écraser l'autre. Car si l'une ou l'autre partie tente d'annihiler l'autre, ce sera la catastrophe.