Face aux naufrages en Méditerranée et à la criminalisation de ceux qui aident les migrants, l’organisation «Le peuple qui manque» réunit ce week-end à Beaubourg artistes, scientifiques et migrants pour ébaucher de nouveaux droits. Parmi eux, le chercheur américano-suisse Charles Heller.
Moins présents à la une des journaux, les morts en Méditerranée ont pourtant été plus nombreux en 2016 qu’en 2015. Parmi les «vigies» de ces tragédies en mer, on peut citer Charles Heller, 34 ans, chercheur et réalisateur installé à Genève, qui travaille sur les politiques migratoires en Europe. En 2012, il participe à la fondation de la plateforme Watch The Med, qui recense et cartographie les naufrages. Depuis 2011, il est associé au projet de recherche Forensic Oceanography, qui enquête sur les conséquences mortelles des régimes frontaliers militarisés en Méditerranée. Mais surtout Forensic Oceanography vise à mettre en place un outil juridique qui, au-delà des cas particuliers, questionne la légalité de certaines politiques migratoires.
Charles Heller sera présent au centre Pompidou à Paris ce week-end, à l’initiative d’Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, de l’organisation Le peuple qui manque qui lance une «Constituante migrante (1)» dans le cadre du Festival pluridisciplinaire Hors Pistes. Artistes, associatifs, scientifiques, intellectuels et migrants sont réunis durant deux jours pour une tâche inédite : écrire collectivement une Constitution pour les migrants. Parmi les invités, Barbara Cassin, Etienne Balibar, Michel Agier, Marielle Macé, Camille de Toledo, Laurent de Sutter…
Quel est votre objectif en recensant les accidents en mer et les disparitions de migrants ?
Le recensement exhaustif de cas de morts en mer est plutôt le travail mené depuis plusieurs années par des associations comme United ou Fortress Europe. L’OIM (Organisation internationale pour les migrations) produit aussi sa propre base de données depuis 2014. Forensic Oceanography ne vise absolument pas à l’exhaustivité. Nous ne documentons que des cas particuliers dans lesquels les violations des droits des migrants sont évidentes, afin de demander des comptes aux Etats concernés. Or, souligner la responsabilité des Etats est un défi. En interdisant l’accès légal à leurs territoires, ils interdisent l’utilisation de moyens de transports sûrs et favorisent l’apparition de réseaux de passeurs : ils rendent les traversées de plus en plus dangereuses. Ces morts en Méditerranée sont la conséquence tragique des politiques migratoires mises en place depuis quelques années. Le problème est que ce sont ces politiques migratoires qui établissent une légalité.
Comment agir ?
Juridiquement, nous ne pouvons appuyer que certains migrants victimes de violations flagrantes : quand il y a refoulement illégal ou non-assistance à personne en danger par exemple. Des plaintes peuvent être déposées. Mais, c’est un exercice juridique compliqué, la mer est un territoire immense et les accidents ont en général lieu loin des regards citoyens. Alors, nous avons développé une méthodologie spécifique. Nous utilisons des témoignages de survivants, quand il y en a. Nous pouvons aussi recouper ces informations avec le traçage des bateaux commerciaux, les signaux de détresses qui ont été lancés par les gardes-côtes, qui contiennent des positions géolocalisées. Nous utilisons aussi les images satellitaires. Nous collectons ainsi toutes les traces que peut laisser un accident en mer et tentons de les assembler pour reconstituer l’enchaînement des événements. Par ailleurs, il est important de spatialiser ces naufrages, de les inscrire dans la géographie politique de la mer qui, contrairement à l’image répandue d’un espace de non-droit, est un lieu où souvent de nombreuses juridictions se superposent et entrent en conflit les unes avec les autres - c’est le cas pour les zones SAR[Search and Rescue, ndlr] où les Etats ont la responsabilité d’organiser les secours. Ils ont un pouvoir en mer, donc aussi des obligations.
Comment avez-vous défini ce champ de recherche particulier ?
Nous avons créé le projet de recherche Forensic Oceanography à l’université de Londres en 2011, au moment où les soulèvements arabes ont permis la réouverture de la Méditerranée aux traversées des migrants. Mais ces traversés ont aussi mené à un nombre de morts très important. Ces accidents en mer se sont produits sous la surveillance accrue de l’Otan, qui intervenait alors au large de la Libye, comme l’a souligné à l’époque le Gisti [Groupe d’information et de soutien des immigrés, ndlr], avec lequel nous collaborons depuis. En n’intervenant pas pour empêcher les naufrages, les Etats se sont rendus coupables de non-assistance à personne en danger.
La France est en campagne présidentielle, la politique migratoire est aussi un enjeu électoral…
Nous traversons un grand moment de fermeture partout en Europe. Cela n’a échappé à personne. Les soulèvements arabes et les grands mouvements de migration de 2015 ont provoqué une crise des régimes migratoires européens. Les enjeux sont disproportionnés, les Etats semblent prêts à n’importe quoi pour reprendre le contrôle des migrations, même à déléguer à nouveau cette politique à des Etats dictatoriaux - à la Turquie ou à l’Egypte notamment. On assiste en Europe - surtout sur la route des Balkans - à un regain de la violence d’Etat à l’encontre des migrants, voire à une spectacularisation de cette violence pour dissuader les candidats au départ, mais aussi à des fins électorales.
Or, la Méditerranée centrale reste ouverte malgré tout. L’immigration venant d’Afrique a détrôné celle venant du Moyen-Orient (Syrie, Afghanistan, Irak…). Selon Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes, 93 % de ceux qui ont débarqué en Italie en 2016, venaient d’Afrique. On ne communique que très peu sur le sujet mais il y a eu un accroissement des arrivées sur les côtes italiennes. Et on en parle encore moins mais il n’y a jamais eu autant de morts. 2016 est bien plus meurtrière que 2015. Le danger de la traversée a augmenté. A cause de la lutte contre les passeurs menée par l’Union européenne, et aussi les interceptions croissantes menées par les gardes-côtes libyens avec le soutien des institutions européennes.
C’est ce que nous avons démontré dans notre rapport «Death by Rescue», qui marque pour nous le passage de la documentation sur des cas particuliers de non-assistance vers la documentation des effets mortels des politiques de non-assistance menées dans le but de dissuader les migrants.
Accusé d’avoir aidé des migrants, Cédric Herrou, agriculteur de la vallée de la Roya, après un procès le 4 janvier à Nice, a de nouveau été interpellé la semaine dernière…
La criminalisation de l’assistance aux migrants par la société civile est une tendance de fond depuis l’été 2015. Alors que de plus en plus d’individus se positionnent en rupture avec les politiques menées par leur Etat, ces derniers cherchent à contrôler davantage les sociétés civiles en France mais aussi en Italie et en Grèce, ou encore en Suisse. L’objectif est évident : décourager toute assistance aux migrants qui va à l’encontre des effets dissuasifs recherchés par les Etats au travers de politiques migratoires de plus en plus dures. Ces pratiques citoyennes ont été récemment attaquées par Frontex, accusant les ONG d’être responsables de l’évolution du mode opératoire des passeurs, voire de collusion avec ceux-ci. C’est oublier que les passeurs sont le produit des politiques restrictives des Etats.
Qu’attendez-vous d’un événement comme «Constituante migrante» organisée ce week-end par le centre Beaubourg ?
C’est d’abord un processus expérimental. C’est l’un des aspects les plus excitants. C’est une façon d’ouvrir la réflexion, mais aussi un moyen de ne plus être uniquement sur la défensive, d’avoir la force de proposer. L’expression «Constituante migrante» est intéressante car elle est paradoxale. Elle oppose les politiques restrictives des Etats, aux désirs des migrants de traverser les frontières et de réclamer leur droit. Or, des politiques qui sont en décalage complet avec les réalités sociales, politiques, économiques sont vouées au conflit, à l’évasion, à la crise permanente. Les politiques des Etats sont dictées de manière unilatérale, sans prendre en compte les voix des migrants. C’est la dimension «dictatoriale» de toute politique migratoire qu’a soulignée le philosophe Etienne Balibar, appelant en retour à la «démocratisation des frontières».
26 janvier 2017, Catherine Calvet
Source : Libération