vendredi 29 novembre 2024 04:52

A Miami, l’American Dream version latino

Ils sont jeunes, souvent hispaniques, ont grandi aux Etats-Unis mais sont sans-papiers. Ils se surnomment les «Dreamers», du nom d’un projet de loi qui les protégerait de l’expulsion.

Jorge et Francis Tume ont beau fouiller dans leur mémoire, ils ne retrouvent pas un seul souvenir du Pérou. Leur pays d’origine. «Chez nous, c’est ici», s’excusent-ils presque. Ici, Miami, où ils sont arrivés tout petits avec leurs parents et sont, depuis lors, en situation illégale. «Si on retournait au Pérou, on serait comme des migrants», disent les deux frères qui, à 21 et 19 ans, se considèrent comme de jeunes Américains.

Un samedi d’octobre tropical. Encore une journée que les frères Tume passent avec leurs amis dans la grande salle sans fenêtre de l’Immigration Clinic. La «clinique migratoire» ne désemplit pas depuis deux mois : lors de ces réunions, organisées par la faculté de droit de la Florida International University, des dizaines de jeunes, pour la plupart hispaniques, partagent leur histoire et reçoivent l’aide d’avocats pour remplir les demandes de permis de travail.

Une porte s’est ouverte pour eux : le 15 juin, ils ont pleuré de joie lorsque le président Obama a adopté un décret baptisé Daca (Deferred Action for Childhood Arrivals, «action différée pour les enfants immigrants»), qui suspend les expulsions de tous les sans-papiers de moins de 31 ans arrivés aux Etats-Unis avant leurs 16 ans, scolarisés ou détenteurs d’un diplôme de high school (lycée). Soit près de 1,7 million de jeunes qui ont droit à un permis de travail de deux ans. 1,7 million de vies qui peuvent changer. «Longtemps, j’ai eu peur de dire que j’étais sans-papiers, peur d’être expulsée. Je pensais que rien ne serait possible pour moi», confie Frida Ulloa. «Malgré tout, ce pays m’a offert une opportunité», estime cette étudiante péruvienne en relations internationales. Comme Frida, Vanessa Nuñez, arrivée à 14 ans du Venezuela, sait où est son avenir : «C’est ici que j’ai vécu les moments importants et que je me suis construite. Je veux rester.» En plus du spectre des expulsions - en nette augmentation sous l’administration d’Obama, elles s’élèvent à plus d’un million depuis 2009 -, le quotidien de ces jeunes est un parcours d’obstacles.

«J’ai toujours été conscient de ce handicap de départ»

A Miami, qui brasse toutes les communautés hispaniques, les enfants sans papiers ne se sentent pas différents des autres petits Latinos et découvrent parfois leur statut très tard. Quand les portes se ferment de manière récurrente. L’université, si elle les accepte, coûte trois fois plus cher. Les sans-papiers n’ont pas accès aux bourses, ni aux emplois décents et n’ont pas droit au permis de conduire.

Ces jeunes sont surnommés les Dreamers (rêveurs), parce qu’ils défendent l’approbation du Dream Act (pour Development, Relief and Education for Alien Minors, soit «développement, secours et éducation pour les étrangers mineurs»), une initiative législative bipartite débattue au Congrès depuis 2001, qui vise à offrir la résidence permanente aux sans-papiers arrivés pendant l’enfance et détenteure d’un diplôme du secondaire ou enrôlés dans l’armée.

En 2010, le texte a été adopté à la Chambre des représentants avant de trébucher au Sénat. Le Dream Act manqué, le décret présidentiel tente de rattraper le coup. D’après les détracteurs du Président, la mesure est aussi destinée à faire oublier à l’électorat hispanique la promesse non tenue par Barack Obama d’une réforme migratoire réelle pour les 12 millions de sans-papiers que compte le pays. «Pour les parents de ces jeunes, qui ont vu leur entourage décimé par les expulsions, le fait qu’on donne à leur enfant la possibilité de rester ici et de travailler, ce n’est pas une petite consolation, c’est énorme», rétorque Luis Gutiérrez, représentant de l’Illinois au Congrès. En visite à l’Immigration Clinic, l’élu démocrate est venu convaincre les Dreamers de Miami qu’il s’agit d’un premier pas vers un meilleur statut. Car beaucoup de jeunes n’osent pas déposer leur demande. «Avec l’élection, ils ont peur que si les républicains gagnent, la mesure ne soit supprimée», commente Juan Carlos Gómez, directeur de l’Immigration Clinic.

D’autres échouent à présenter les documents nécessaires. «Imaginez que vous devez apporter des preuves de ce que vous avez fait les dernières années alors que vous avez passé toute votre vie à vous cacher», remarque Carlos Roa, un étudiant en architecture. Les Dreamers, pour obtenir le précieux sésame, doivent démontrer leur présence constante sur le territoire les cinq dernières années. Les registres des écoles et universités constituent souvent les seules preuves acceptées. Des endroits qu’ils ont fréquentés avec assiduité, misant tout sur leur éducation. C’est ce qu’a vécu Carlos Roa : «Le fait de ne pas avoir de papiers a développé en moi ce zèle à me dépasser sur tous les plans, cette faim d’éducation notamment, parce que j’ai toujours été conscient de ce handicap de départ, ce petit bout de papier qui m’empêche de réussir pleinement.»

«Nous avons croisé le Ku Klux Klan»

Gaby Pacheco, arrivée il y a vingt ans d’Equateur, a mis un point d’honneur à prouver qu’elle méritait la meilleure éducation. «Quand j’ai su, à 13 ans, que je ne pourrais peut-être pas aller à l’université, j’ai décidé de passer tout mon temps à l’école : je voulais tout apprendre, comme si ça allait s’arrêter après», raconte cette brillante étudiante.

En 2010, las de voir les réformes migratoires s’embourber dans la mesquinerie politicienne, Gaby, Carlos et deux autres Dreamers ont marché pendant cinq mois de Miami à Washington, brandissant de places publiques en plateaux de télévisions leur statut de clandestins. «Les gens ont réalisé que nous étions comme eux. En chemin, nous avons vu le meilleur et le pire de ce pays. En Géorgie, nous avons croisé une manifestation du Ku Klux Klan», se souvient Carlos. Dans les cercles politiques de la capitale, avec le soutien du sénateur républicain de Floride, Marco Rubio, ils ont planté la graine de ce qu’est devenu le Daca. Aux autres Dreamers, ils ont appris à se libérer de la peur et à sortir de l’ombre.

Leur marche a inspiré José Antonio Vargas, un journaliste philippin qui a révélé sa condition de clandestin et a posé récemment en couverture du magazine Time sous le titre : «We are Americans… just not legally» («Nous sommes américains… certes pas légalement»). La victoire remportée par Gaby et Carlos se matérialise lorsqu’à l’Immigration Clinic, Jorge Tume sort de sa poche un permis de travail de deux ans. Les félicitations fusent : il est l’un des premiers Dreamers de Miami à l’obtenir.

28/10/2012, Emmanuelle Steels

Source : Libération.fr

Google+ Google+