mercredi 27 novembre 2024 01:38

A Paris, la communauté franco-tunisienne peu mobilisée pour les migrants de Lampedusa

Depuis près de six semaines, ils seraient près de cinq cents migrants tunisiens à errer dans les rues de Paris, selon les associations de défense des sans-papiers. Séparés en deux groupes principaux – l'un réuni dans un square de la Villette dans le 19e arrondissement, l'autre dans un gymnase du 11e arrondissement – ces hommes, venus pour la plupart du sud de la Tunisie ces dernières semaines, espèrent pouvoir rester en France.

Pour leur venir en aide, un mouvement de solidarité s'est spontanément mis en place. Chaque jour, des bénévoles, pour la plupart issus de la communauté franco-tunisienne, leur apportent nourriture, médicaments, vêtements, ou encore assistance juridique. Mais la mobilisation s'essouffle et la situation des migrants n'évolue pas.

"RÉVOLUTION PAR PROCURATION"

Dans le square de la Villette, Hédi ne passe pas inaperçu. Ses cheveux blancs jurent parmi la centaine de migrants qui vivent dans ce coin de verdure bordé par le périphérique. Dans le groupe, la moyenne d'âge atteint en effet à peine 25 ans. Président du Front de solidarité aux sans-papiers, un collectif d'une cinquantaine de personnes créé pour aider les "Tunisiens de Lampedusa [l'île italienne sur laquelle certains débarquent]", l'homme est devenu l'un des piliers du mouvement de soutien des migrants.

Arrivé en France dans les années 70 – "un autre contexte, une époque bien plus facile" –, le Franco-Tunisien reconnaît que ces jeunes, qui ont pour la plupart participé à la "révolution de jasmin", "représentent tout ce qu'[il] n'a pas pu faire pour [son] pays". En venant en aide à ces migrants, il avoue faire, à son échelle, sa "révolution par procuration". Un moyen de prouver "à cette génération révolutionnaire toute la reconnaissance de la communauté franco-tunisienne", résume-t-il avant de croquer à pleines dents dans un sandwich que lui tend un Tunisien.

Cependant, il trouve que la communauté tunisienne "ne s'implique pas du tout pour défendre le sort de ces migrants". Dans l'allée qui longe le square, une voiture de police passe. Les sirènes et gyrophares réveillent quelques assoupis. Hédi se tait puis peste à voix basse contre "ce genre de provocation inutile". Inquiet, l'homme ne voit toujours "pas de processus de sortie" dans cette crise dont "la seule issue ne peut être que politique".

SOLIDARITÉ MALGRÉ "LES RISQUES "

Si le soutien de la communauté tunisienne en France reste très limité, quelques-uns de ces membres ont tout de même fait le choix d'accueillir illégalement chez eux un membre de leur famille, un proche, ou un inconnu.

Au quatrième étage d'un immeuble du 19e arrondissement, Lassaad (le prénom a été modifié) a trouvé refuge sur le canapé d'un Franco-Tunisien rencontré par hasard, dans le métro. Depuis une dizaine de jours, les deux hommes partagent le studio de 20 m2, "en attendant de trouver une autre solution". Pour "ne pas abuser", Lassaad retourne dormir dans le square de la Villette trois nuits par semaine. Il peut également laisser ses quelques affaires dans le studio. Au-dessus du canapé, il a accroché une photo de sa petite sœur, pour retenir un pan de papier peint qui menace de se décoller.

Celui qui l'héberge préfère garder l'anonymat car "il risque gros". Arrivé en France il y a une dizaine d'années, il est en situation régulière mais sous-loue son appartement et "pourrait avoir des problèmes avec les propriétaires s'ils apprenaient qu'[il] héberge un sans-papiers ici." Un "système de la débrouille" qui reste "très précaire" mais fait honneur à "la tradition d'hospitalité tunisienne."

"ÊTRE MILITANT, C'EST PAS UN DÉLIT "

Comme les migrants récemment arrivés à Paris, Hamdi est arrivé clandestinement en France il y a quatre ans. Charlotte Chabas

Au gymnase du 11e arrondissement où sont réfugiés environ quatre-vingt migrants, une trentaine de personnes bénévoles se relaient pour organiser la mobilisation. Parmi eux, Hamdi, en France depuis huit ans, vient chaque jour partager son expérience militante. Comme beaucoup de migrants arrivés ces dernières années, il est entré en France de manière illégale, en 2007. Un parcours de vie qui le rapproche de ces hommes "arrivés très clairement au mauvais endroit, au mauvais moment."

Le Tunisien, qui est toujours en situation irrégulière, milite depuis 2007 dans un collectif de sans-papiers. Il a gagné la confiance des "Tunisiens du gymnase" et les aide à organiser la lutte. S'il reconnaît que son implication dans le mouvement de soutien est "un risque", Hamdi s'offusque qu'on puisse le mettre en garde : "C'est légal ce que je fais. Etre militant, c'est pas un délit."

" ON EST DANS UN ÉTAT DE DROIT "

Dans le square de la Villette, on repère assez rapidement une jeune fille. Les yeux maquillés, cigarette à la main, Sara ne ressemble "pas vraiment aux filles du bled". Tunisienne par son père, Française par sa mère, la jeune femme de 25 ans intervient depuis un mois aux côtés des migrants. Mais pour elle qui "ne parle pas bien arabe", la confiance de ces hommes est "difficile à gagner". Elle a été agressée deux fois et s'est fait voler son téléphone portable. Des incidents qui ne l'empêchent pas de revenir chaque jour : "Il faut les comprendre, ils sont à bout. Chaque soir, ils s'endorment là où ils ont pissé, dans ce square minable."

D'un geste las, elle agite ses mains aux ongles vernis de rouge et lance dans un soupir : "Mais enfin, on est dans un Etat de droit quand même." Le droit, Sara le connaît bien justement. En première année d'école d'avocats, l'étudiante a décidé d'apporter une aide juridique aux migrants. Pour éviter de "s'éparpiller et sombrer dans l'inefficacité", elle se concentre depuis quelques semaines sur les "aides au retour" pour les 80 migrants qui souhaitent rentrer en Tunisie.

Très vite, elle s'est heurtée aux rigidités de l'administration française. Après plusieurs rendez-vous à l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), les responsables lui ont présenté une circulaire interne qui prévaut dans le cas des migrants tunisiens. Au lieu des 2 000 € promis en temps normal pour un retour au pays de départ, les migrants de Lampedusa devront se contenter de 300 €. Une "politique du cas par cas" qui provoque la colère de Sara. "Ce n'est pas possible d'agir comme ça. Si ça continue, je songe à saisir la Cimade et poursuivre l'OFII en justice."

Entre deux colères, la jeune femme renseigne un migrant qui ressort à l'instant du commissariat. "Si demain, la police t'arrête, tu montres le papier qui dit que tu as sept jours pour quitter la territoire français. Ils ne pourront pas t'embêter. Par contre, après sept jours…" Elle hausse les épaules et soupire. En face, le Tunisien, à peine majeur, ne semble pas tout comprendre. Il reprend : "Pour dormir, c'est possible en foyer ce soir ?" Sara, comme aux cinq migrants qui sont venus lui poser la même question auparavant, répond négativement de la tête. Le dos voûté, le jeune Tunisien repart vers le fond du square, le papier d'expulsion toujours à la main.

" PAR NATIONALISME AU DÉBUT "

A bout de forces, le visage émacié, la jeune Franco-Tunisienne avoue "avoir chaque jour envie de laisser tomber." Amère, elle constate avec inquiétude la diminution du nombre de bénévoles qui travaillent aux côtés de ces migrants. "Au début, nous étions une quarantaine. Maintenant, nous ne sommes plus que trois ou quatre à être ici tous les jours." Ce manque de solidarité, elle le reproche surtout aux deux communautés auxquelles elle appartient. "Vu l'importance de la communauté tunisienne en Ile-de-France, je suis terriblement déçue par la faible mobilisation en faveur ces migrants. Et la réaction des Français, de l'opinion publique de mon pays me déçoit tout autant."

Sara reconnait être venue dans ce square de la Villette "par nationalisme au début". Mais après plus d'un mois à lutter quotidiennement avec les migrants de Lampedusa, elle constate: "Ça pourrait être des Afghans, des Roms, des Maliens, ce serait pareil. C'est devenu pour moi le combat de la dignité, en plein cœur de Paris."

19/5/2011, Charlotte Chabas

Source : Le Monde

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