vendredi 29 novembre 2024 03:53

Au cœur de l’organisation mondiale du passage des frontières

Détruire les bateaux des passeurs… L’idée revient dans le débat politique depuis les grandes tragédies de la Méditerranée du mois d’avril. Visuelle et médiatique, elle risque pourtant fort de ne rien changer au business mondial du passage de frontières. Surtout si l’on en croit les auteurs de Trafiquants d’hommes, un essai qui sort en librairie le 13 mai (édition Liana Levi) qui révèle la structure tentaculaire du marché mondial de franchissement des zones interdites.

Pendant que les politiques réfléchissent à ces remèdes, deux Italiens ont consacré deux ans à une enquête approfondie sur l’organisation souterraine du monde des passeurs. Ils s’appellent Andrea di Nicola et Giampaolo Musumeci. Ils sont respectivement professeur de criminologie à l’université de Trente, en Italie, et reporter. Tous deux arrivent à la conclusion sans appel que « murs, patrouilles, fermeture de routes ne peuvent rien contre le trafic illégal de migrants ».

Selon eux, « derrière les dizaines de milliers de migrants qui arrivent chaque année en Europe se cache une industrie composée certes de petits délinquants parfois misérables, mais aussi et surtout de grands professionnels du crime ». Pour les deux spécialistes, la face visible du trafic n’est rien comparée à sa profondeur. Le capitaine du bateau que la justice des différents pays se félicite d’avoir arrêté est un insignifiant petit maillon dans le parcours, long, qui conduit les migrants aux frontières de l’Europe. C’est d’ailleurs « parfois un migrant qui paie son voyage avec de prétendus talents de skippeur », comme on l’a observé à la fin de 2014 avec les cargos venus de Turquie. Et si ce n’est pas le cas, le capitaine n’est le plus souvent qu’un « petit voyou » interchangeable, alors que le « big boss », le cerveau, lui, reste bien caché.

Talents locaux

La chaîne des intervenants est pensée de manière telle que personne ne connaît l’organisation intégrale, ni ne sait vraiment qui la gère. Ainsi, les deux enquêteurs prennent-ils l’exemple de la route des Balkans, le troisième point d’entrée en Europe après les deux routes de la Méditerranée. Sur cette voie terrestre, qui arrive d’Afghanistan, « chaque cellule gère une étape et confie le migrant à la suivante », rappellent les auteurs de Trafiquants d’hommes. Ce qui n’empêche pas l’aspirant au départ d’avoir globalement payé un voyage pour l’Europe. La répartition des sommes dues à chacun se fait alors entre les chefs de cellules.

Comme avec une agence de voyage classique, le prix à acquitter dépend du confort choisi, de la formule avec ou sans passeport. En avion ou non. Dans certaines formules, le migrant ne sera aidé que pour la traversée des frontières, dans d’autres cas de figure, il sera pris en charge d’un bout à l’autre de son chemin, avec des temps d’attente, dits « de regroupement », dans certaines zones. L’offre n’est d’ailleurs pas la même partout, puisque les responsables de cellules animent leur réseau en utilisant les talents locaux qu’ils vont recruter.

Ici, ils feront travailler un propriétaire de société de location de voitures, là un homme qui possède un ou deux chalutiers, là encore un routier. Sans compter que les responsables locaux doivent aussi trouver des espaces pour loger discrètement les voyageurs entre deux étapes. Dans tous les cas de figure, la règle de base qui prévaut est qu’il faut un « local », quelqu’un né près de la frontière, qui connaît parfaitement les lieux et les autorités qui y officient. De nombreux métiers peuvent servir, de manière occasionnelle ou régulière, le trafic. Ce qui les rend plus difficiles à appréhender.

Pour comprendre ces structures sous-jacentes du trafic d’hommes, Andrea di Nicola et Giampaolo Musumeci ont rencontré, pendant deux ans, des migrants qui leur ont raconté leur voyage. Les auteurs se sont aussi intéressés à d’autres maillons de la grande chaîne mondiale du passage de frontières.

Leur thèse est simple : ces gens « opèrent selon un système réfractaire aux enquêtes les plus poussées et forment un réseau fluide, qui ne suit pas le modèle monolithique typique d’organisations telle que la Mafia ou la 'Ndrangheta ». Résultat, on peut toujours démanteler les filières, comme s’enorgueillit de le faire Bernard Cazeneuve, le ministre de l’intérieur, « quand une filière est découverte, une autre se met aussitôt en place », rappellent le criminologue et le journaliste.

Stratagèmes sophistiqués

De ce livre ressortent deux figures : Josip Loncaric et Muammer Küçük, car tous deux ont marqué le monde du passage.

Le premier est croate. Aujourd’hui il a passé la main et disparu des écrans. De toute sa carrière, il n’a été arrêté qu’une seule fois. C’était à Ljubljana, la capitale slovène, et il a d’ailleurs été relâché après une courte détention provisoire. Pourtant, il aurait commandité le passage de près de 90 % des Chinois entrés en Italie dans les années 1990, de 50 % des arrivants du Bangladesh, de 30 % des Philippins. Selon le procureur de Trieste, Jospi Loncaric, cité par les deux auteurs, il aurait même été « le plus important trafiquant d’hommes d’Europe ». Et bien que toujours caché derrière une structure préservant son anonymat, son organisation aurait fait entrer 35 000 clandestins en Italie chaque année pour un gain total de 70 millions d’euros pour lui.

Muammer Küçük présente un tout autre profil. Ce Turc a été « imaginatif ». Il a écrasé toute la concurrence en autorisant le paiement une fois arrivé à domicile. Il a par ailleurs équipé ses passeurs de téléphones portables et mis en place un réseau de contacts partout sur la planète. Dans son système, certains n’assurent pas les voyages, mais sont caissiers ou banquiers. Leur existence rend le système plus fluide et plus indétectable. Ainsi, un Afghan qui vit à Rome et veut payer le départ de son frère dans son pays d’origine va chez un hawaladar (« banquier ») à Rome à qui il donne la somme en liquide et la commission pour le service. Le courtier romain a un correspondant en Afghanistan. Il lui fait savoir que la facture est réglée, mais l’argent ne circule pas entre eux. Ils sont liés par une reconnaissance de dette, avant que les comptes ne s’apurent naturellement à l’issue d’autres transactions, qui peuvent éventuellement porter sur d’autres marchandises.

Si le trafic d’humains est très sophistiqué dans sa structuration, il le devient aussi en termes de stratagèmes. Au-delà des doubles fonds dans les camions, des loges aménagées sous les sièges des voitures, des fausses familles qui passent les frontières en camping-car ou des migrants qui débarquent d’un yacht de luxe d’ordinaire loué par les riches touristes, MM. Di Nicola et Musumeci ont observé que les banques de passeports de certains passeurs chinois, mais aussi les échanges de cartes d’embarquement en zone de transit avaient largement cours.

Même si le livre est très fouilli, même si l’écriture aurait gagné à être davantage aboutie, cette enquête reste d’une richesse extraordinaire et mérite d’être lue, pour sortir du paysage un peu schématique que le monde politique aimerait faire passer.

11.05.2015, Maryline Baumard

Source : Le Monde.fr

Google+ Google+