C'est une première. Le tribunal de Tokyo a décidé, ce mercredi 19 mars 2014, d’indemniser la veuve japonaise d’un Ghanéen, mort en 2010 à l’aéroport de Tokyo Narita entre les mains des services d’immigration japonais. Installé dans le pays depuis plus de vingt ans, il était sur le point d’être expulsé vers Le Caire. Il avait 45 ans. Voici son histoire, dont l'épilogue pourrait servir de précédent au Japon, où le thème de l'immigration reste sensible.
Il était ghanéen mais avait construit sa vie en Asie, comme d’autres Africains de son âge. Abubakar Awudu Suraj arrive au Japon en mai 1988, à 23 ans, doté d’un simple visa touristique. Quatre mois plus tard, il rencontre une femme japonaise sur place, puis s’installe avec elle l’année suivante. Ils ne se quitteront plus pendant vingt ans. Le jeune homme fait alors partie d’une génération de « pionniers », comme le relate Jacqueline Andall, chargée de recherche au Global Migration Centre à Genève, qui a rencontré la femme d'Awudu en septembre 2011. « Son expérience de travailleur migrant au Japon n’était pas atypique, écrit-elle. Suraj faisait partie d’un groupe pionnier de ressortissants ghanéens qui ont migré dans le pays dans les années 1980, la plupart d’entre eux ayant pu entrer avec un visa touristique à une période où le Japon mettait en place une stratégie d’internationalisation (et faisait face à des) pénuries de main-d'œuvre dans le secteur manufacturier ».
Pendant des années, Awudu Suraj aurait ainsi travaillé à l’usine, dans le recyclage et dans le secteur de l’habillement. Il était aussi artiste à ses heures perdues, peintre pour un magazine, illustrateur d’affiches commerciales et de pochettes CD. Il parle bien le Japonais. En revanche, sa compagne et lui ne se marient pas tout de suite et n'ont pas d’enfant. C’eût été, pourtant, la première étape pour parvenir à une régularisation au Japon. Mais « ni lui, ni moi, ne nous préoccupions de normes institutionnelles telles que le mariage, confie sa veuve à Jacqueline Andall. Nous pensions nous marier dans le cas où nous serions censés avoir des enfants. » Le mariage viendra, mais pour d'autres raisons.
Un long chemin vers l'expulsion
Les problèmes commencent véritablement en septembre 2006, lorsque M. Suraj est arrêté et interrogé alors qu'il n'a plus de visa valable. Sa femme le reconnait : « Il a donné une fausse identité aux policiers et leur a dit qu’il était marié. » Les services d’immigration le maintiennent dix mois en détention. Son expulsion est ordonnée à la fin de l’année 2006. Le couple, concubin depuis déjà presque deux décennies, se marie finalement pour sauver son cas, et s’engage sur le chemin de longues procédures. Objectif : faire annuler la décision et obtenir un titre de séjour. Mais il est trop tard, l’illusion d’un mariage blanc s’est installée.
Dans un premier temps, en 2008, la justice reconnaît la situation des mariés, précisant que cette relation, même avant son union, « présentait des caractéristiques totalement équivalentes en substance à n’importe quel couple marié socialement reconnu. » Leur solidarité financière est mise en avant. Mais les autorités migratoires interjettent appel, et l’emportent en mars 2009. Abubakar Awudu Suraj n’obtiendra jamais les papiers qu’il réclamait.
Commence alors un « contre-la-montre » pour éviter son expulsion, plusieurs fois repoussée par tous les moyens. Après une première tentative infructueuse en février, pendant laquelle Abubakar Awudu se sauve in extremis de la déportation lors d’une escale agitée en Thaïlande (il parvient à se faire refuser à bord de l’appareil), les autorités tentent à nouveau leur chance. Le 22 mars 2010 précisément.
« A un moment donné, il est apparu complètement inerte »
Ce jour-là, la compagne d'Awudu dit ne même pas avoir été prévenue de l’expulsion. Son mari est transporté à l’aéroport, puis à bord de l’avion EgyptAir MS965, en partance pour Le Caire. Il est menotté dans le dos, aux chevilles, bâillonné à l'aide d'une serviette et forcé à pencher la tête. Des arguments qui seront brandis par l’accusation, car les faits donneront lieu à un procès. Car l'homme n'en ressortira pas vivant.
Que se passe-t-il à bord de l’appareil avant le décollage ? La compagne d’Awudu raconte, toujours dans le même entretien : « A un moment donné, il est apparu complètement inerte. Les officiers qui l’accompagnaient ont dit qu’il prétendait être malade. Mais les membres du staff de l’avion ont bien vu qu’il était immobile et ont refusé de le garder à bord. » Et pour cause : la mort de M. Suraj sera confirmée un peu plus tard à l’hôpital de l’aéroport. La première autopsie ne déterminera pas la cause du décès, mais selon The Economist, sa femme observera plus tard des blessures au visage au moment de reconnaître le corps de son mari.
« Neutralisé de façon inappropriée et excessive, au-delà du nécessaire »
Depuis quatre ans, cette dernière tentait donc d’obtenir réparation, en compagnie de la mère d'Abubakar Awudu, qui habite au Ghana. Elles réclamaient ensemble quelque 130 millions de yens à l’Etat. Lors du procès, comme le relate The Japan Times, la défense a fait valoir que les agents avaient dû entraver les mouvements de M. Suraj, car il commençait à s’agiter. Mais ce mercredi, le tribunal de Tokyo a finalement donné raison aux parties civiles, confirmant que le Ghanéen était mort suite à des mauvais traitements.
Selon l’agence de presse japonaise Jiji, le président du tribunal, Hisaki Kobayashi, a déclaré que « des agents de l'immigration l'ont neutralisé de façon inappropriée et excessive, au-delà du nécessaire, et de façon illégale ». Le président a d'ailleurs lâché le mot : M. Suraj est mort « par suffocation », et non en raison d'une maladie cardiaque mineure détectée lors d'une seconde autopsie, comme avancé par la défense.
L’Etat japonais devra verser 5 millions de yens à la famille du Ghanéen (36 000 euros). C'est bien moins qu'espéré, compte tenu des résistances multiples et des menaces de suicide proférées par M. Suraj jusqu'à sa mort. « J'ai moins de ressentiment après ce jugement », a déclaré sa veuve, âgée de 52 ans, à la sortie de l’audience. Et de demander « des excuses officielles du ministère de la Justice ». En 2012, elle avait déposé une plainte pénale contre dix personnes impliquées dans cette dramatique reconduite aux frontières. Mais en juillet de la même année, le bureau du procureur du district de Chiba avait décidé de ne pas donner suite, faute de preuves.
Un pays mainte fois épinglé pour son traitement des migrants illégaux
Il y a quatre ans, lorsque son nom a été publié sur Internet, la femme d’Abubakar Awadu Suraj avait été renvoyée de son entreprise, qui craignait que l’affaire n’affecte son image de marque. Quatre ans plus tard, elle ne donne plus son nom mais le climat national a bel et bien changé. Son cas, inédit au Japon, pourrait même faire école. Une issue « surprenante et remarquable », dixit notre correspondant au Japon, Frédéric Charles, pour qui cette décision de justice traduit une volonté de ne plus prendre pour argent comptant les agissements des services d’immigration japonais.
L’archipel fait actuellement face à une baisse record de sa démographie. Dans le pays, l’immigration reste un sujet sensible, mais l’économie rencontre un fort besoin de main-d’œuvre. Il ne serait pas inopportun de voir dans cette décision de justice une volonté du Japon de s’ouvrir davantage à l’extérieur. Mais aussi de se rapprocher un peu plus de l’Afrique, de ses marchés et de son fort potentiel économique. Comme le relate l'Agence France-Presse, le Japon est épinglé depuis des années par des militants des droits de l'homme, des avocats et des associations pour les mauvais traitements et les conditions de vie infligés dans des centres de détention à l'encontre des migrants illégaux en voie d'expulsion. L’avenir dira si la mort d’Abubakar Awudu Suraj aura contribué à faire bouger le curseur. A la sortie, la veuve du Ghanéen a exprimé ce souhait : « J'espère sincèrement que la manière dont les étrangers sont expulsés va s'améliorer. »
20/3/2014, Igor Gauquelin
Source : RFI