jeudi 28 novembre 2024 06:42

« Aujourd’hui, on a besoin d’un véritable débat sur la politique nationale de l’immigration»

Ce débat ne doit pas être cantonné simplement dans la question de la représentativité politique, qui est aussi mportante, mais s’atteler aux stratégies et aux outils à mettre en œuvre pour une politique intégrée.

Salaheddine El Manouzi est l’un des grands acteurs de la vie associative et militante en France, président de l’Association Al Wasl, secrétaire national des fédérations des associations françaises de la formation des ouvriers migrants. (AFTI) et l’un des fondateurs de l’Association des Deux rives Picardie. Il est aussi membre du Conseil national de l’USFP en France. Dans cet entretien, il nous parle de la coopération solidaire entre la France et le Maroc et nous donne son point de vue sur le débat et la polémique actuelle sur les questions de l’immigration et le rôle du CCME.

Libé : Vous avez organisé récemment, du 21 au 27 mai, la 4ème édition de la Semaine des deux rives, à Rouch et Nador. Pourriez-vous nous éclairer sur le cadre de cette initiative culturelle, économique et sportive?

Salaheddine Al Manouzi : La 4ème édition de la Semaine des deux rives se situe dans le prolongement des actions que mène l’association depuis sa création en avril 2007. Elle constitue pour nous un pari, organiser une édition de la semaine du Maroc, que nous avons l’habitude de tenir à Amiens, dans le pays d’origine, en tant qu’événement culturel et économique porté par les migrants eux-mêmes. Le thème de cette année est l’éducation et la coopération solidaire. Pour rappel, la 1ère édition de 2008 avait pour thème « Amiens à la découverte du Maroc », la deuxième «Le Maroc au féminin » et la troisième « Jeunes citoyens ici et là-bas ».

Quels objectifs souhaitez-vous atteindre à travers l'organisation de cette nouvelle édition en dehors d'Amiens et de la France? Et quel est le message?

Ce choix traduit la volonté de l’équipe porteuse du projet amiénois des deux rives de produire autre chose que des rencontres culturelles où domine l’aspect folklorique. Nous cherchons à apporter une valeur ajoutée, à travers notamment un travail sur les représentations et la mise en relief des mutations qu’a connues l’immigration. On n’est plus en face de migrants ouvriers, ni de Marocains assoiffés de spectacles traditionnels. Nous ne sentons pas simplement le besoin d’espaces de croisement culturel, mais également d’occasions d’échanges culturels et économiques où les apports de différentes générations sont valorisés. L’idée d’organiser la 4ème édition de la Semaine au Maroc à Driouch et Nador découle donc de cette appréhension de l’espace. Aussi, le slogan ici et là-bas ne peut pas avoir qu’une portée politique.

Quels sont les partenaires de cette coopération solidaire entre la Picardie et l'Oriental?

La création de l’association en 2007 a coïncidé avec l’arrivée d’une nouvelle équipe municipale dirigée par le socialiste Gilles Demailly. Celle-ci voulait donner une impulsion à la politique municipale de coopération internationale. Les rencontres d’échange entre nous ont permis de définir le cadre et les objectifs de cette nouvelle politique, notamment le soutien à des projets de coopération solidaire répondant aux besoins locaux (gestion de l’eau, préservation de l’environnement et éducation) et pouvant avoir un impact direct sur les régions d’origine des migrants. Le choix de Driouch et de Nador s’explique par le fait que la majorité des Marocains résidant à Amiens sont originaires de ces provinces. On a décidé de mettre à profit la Semaine du Maroc pour avancer dans la concrétisation de cette orientation. Lors de cette édition, la question de la coopération est intégrée dans le programme, et c’était même des moments privilégiés du fait de la présence des responsables de l’Agence de l’Oriental et des élus de la province de Driouch pour faire des bilans d’étape sur les avancements des projets. On peut dire aujourd’hui qu’on est arrivé à construire un réel partenariat et une véritable synergie entre les élus et acteurs associatifs de Nador et Driouch et les élus et acteurs associatifs d’Amiens et de la Picardie.

Ce partenariat a-t-il débouché sur des projets concrets?

Nous sommes actuellement sur deux projets :- l’accès à l’eau potable et l’assainissement pour le village Iouwadene et un appui à la scolarisation des jeunes filles.

Pour le premier projet, nous avons organisé une journée d’études sur le sujet à Amiens avec la participation d’élus et des techniciens d’Amiens en charge du service de l’eau, d’élus de l’assemblée provinciale de Driouch, et de l’Agence de l’eau du littoral. Au-delà des aspects techniques et financiers, les échanges ont porté sur l’adéquation des transferts de technologie avec les réalités locales et bien sûr la formation des équipes locales. Pour mieux cerner ces réalités, une visite exploratoire a été organisée à Driouch au profit d’élus d’Amiens. Actuellement, on est en phase de mobilisation de moyens financiers pour la réalisation du projet.

Justement, le deuxième projet relatif à la scolarisation des jeunes filles a émergé lors de cette visite de terrain. Notre attention a été attirée par le fait que les conditions de vie amènent de nombreux parents à interrompre la scolarité de leurs enfants, en particulier les filles, pour les aider dans les tâches quotidiennes. On s’est attelé à la question, et on a saisi l’opportunité d’un appel à projets du ministère français de la Coopération pour proposer une action d’appui à la scolarisation des jeunes filles, action qui a été retenue et qu’on met en œuvre en partenariat avec l’Association Asticude et l’assemblée provinciale de Driouch.

Abordons maintenant un autre volet de l'émigration. Quel regard portez-vous sur le débat actuel sur la place des Marocains du monde dans l'échiquier politique national, et comment évaluez-vous l'expérience du CCME?

Il faut savoir que la création même de l’Association d’Amiens est liée à ce débat sur le Conseil supérieur des Marocains à l’étranger. Elle fait suite à une rencontre organisée dans la capitale de la Picardie dans le cadre des consultations menées par le comité migrations du CCDH dont je faisais partie. Il faut admettre qu’on n’a pas trop avancé sur la réflexion qui devrait être menée et enrichie par l’actuel CCME sur la place des Marocains du monde dans la participation à la vie politique. Ce qui est certain, c’est que les évolutions de l’année 2011 (Mouvement du 20 février, révision de la Constitution) ont changé la donne. Le CCME dans sa forme actuelle est dépassé. Si on lui reconnaît un travail académique de qualité, on peut aussi pointer ses faiblesses, entre autres, celles de n’avoir pas associé dans une démarche participative les acteurs de terrain, associatifs, économiques, syndicaux et politiques, et également de n’avoir pas exprimé d’avis depuis sa nomination sur les politiques publiques.

Aujourd’hui, on a besoin d’un véritable débat sur la politique nationale de l’immigration. Ce débat ne doit pas être cantonné simplement dans la question de la représentativité politique, qui est aussi importante, mais s’atteler aux stratégies et aux outils à mettre en œuvre pour une politique intégrée.

Quant au futur conseil, ses missions doivent être redéfinies et sa composition revue de façon à garantir une vraie représentativité de ses membres, et le doter également de moyens pour s’assurer de son efficacité. Des expérimentations de conseils représentatifs dans d’autres pays existent, on pourrait s’en inspirer pour faire évoluer le conseil actuel.

Depuis quelques semaines, on assiste à une polémique entre des membres du CCME et des responsables associatifs sur le devenir du Conseil et sur certaines pratiques. Les arguments ne manquent pas, certains demandent un audit du CCME, d'autres mettent en avant la question de la représentativité. Comment réagissez-vous en tant qu'acteur associatif et militant politique?

Question directe et franche, et c’est cette franchise qui nous manque des fois. Je n’ai jamais voulu m’immiscer dans le débat interne aux membres du CCME Mais aujourd’hui, et en tant qu’acteurs associatifs, notre responsabilité nous impose de réagir face à des déclarations publiques qui veulent discréditer et minimiser le travail mené depuis des décennies par des associations pour la défense des droits des Marocains du monde à une pleine citoyenneté. Quant aux sorties médiatiques de certains membres du CCME, qui transgressent le droit de réserve qu’induit leur fonction, je pense qu’ils oublient qu’on n’est plus dans le contexte de 2007 où la configuration du CCME a été conçue dans l’optique du modèle tunisien, et que le Mouvement du 20 février a balayé. J’estime que la polémique sur le sujet n’a plus lieu d’être, un chantier important nous attend : la mobilisation de toutes les forces vives pour un débat national sur les stratégies et les outils à mettre en œuvre.

Dans la nouvelle Constitution, on trouve plusieurs dispositions relatives aux Marocains du monde, et le Parlement doit justement se pencher sur les lois organiques pour leur mise en œuvre. Avez-vous des propositions dans ce cadre?

Tout d’abord, tourner la page de la gestion sécuritaire de la question migratoire. Je ne dis pas que certains corps de l’Etat, intervenant à l’extérieur, telle que la DGED, doivent disparaître, mais leur rôle et missions doivent être redéfinis. Ce qui suppose que la vision de l’Etat doit être revue. A commencer par la démocratisation de certaines institutions qui interviennent dans le domaine de l’émigration. Le Maroc vit la pluralité ; celle-ci doit avoir son corollaire dans la composition des Conseils d’administration (Fondation Hassan II, Banque Al Amal).

De plus, on a toujours soulevé la question de la pertinence de cette multitude d’intervenants (ministère, CCME, Fondation, Conseil des oulémas,…). Qu’est-ce qui les justifie ? Je ne suis pas contre la Fondation Hassan II, mais je suis pour qu’elle se transforme en Agence de promotion culturelle avec une mission bien définie, un fonctionnement démocratique et une gestion transparente.

De même pour le CCME, je ne nie pas son apport académique, mais je pointe ses dysfonctionnements et son incapacité à jouer le rôle pour lequel il a été créé.

Par rapport à toutes ces problématiques, il devra y avoir de la cohérence, d’où l’intérêt d’un vrai débat national. On est en face d’une nouvelle configuration constitutionnelle qui reconnaît la place des Marocains du monde dans la gestion des affaires publiques. La mise en œuvre des dispositions relatives aux Marocains du monde suppose un calendrier clair et une volonté réelle de l’Etat d’associer les différents partenaires.

Ce débat national auquel vous faites référence nous interpelle sur le rôle des partis politiques?

Tout à fait. Les partis politiques doivent concourir à la représentation de tous les citoyens, y compris bien sûr les Marocains vivant à l'étranger. Je rappelle la loi de 2006 sur les partis politiques qui impose la prise en considération de cette dimension, notamment la constitution au sein des partis d'une commission dédiée aux Marocains de l'étranger. Le Parlement actuel est appelé à légiférer sur les dispositions relatives aux Marocains du monde, et sur la mise en œuvre des outils et mécanismes favorisant la démocratie participative, ce qui suppose des débats sur le sujet au sein de chaque parti. Ce débat national va permettre de confronter les idées et de faire des propositions communes dans l'intérêt des Marocains du monde et du développement économique, social et politique du Maroc.

Mais dans le contexte actuel, et pour vous en tant qu'acteur associatif intervenant dans les domaines de l'immigration et des droits humains, quelles sont les questions prioritaires? La culture, l'enseignement de la langue arabe, la pratique de la religion, la citoyenneté?

En réalité, les citoyens marocains de l’étranger sont porteurs de toutes ces doléances, qui reflètent des attentes et des aspirations insatisfaites. Ils l’expriment différemment selon le contexte, qui dépend souvent du temps et de l’espace. Nous avons longuement échangé sur le sujet lors d’un séminaire que l’Association Al Wasl a organisé à Casablanca au mois d’août 2009, et qui était centré sur les mutations des migrations marocaines.

Nous avions adopté une déclaration, qui reste toujours d’actualité, où nous avons plaidé pour une politique transversale et intégrée comme réponse aux défis et perspectives de l’émigration et aux attentes des Marocains du monde. La mise en œuvre de cette politique transversale et intégrée nécessite la bonne gouvernance et une concertation structurée et renfoncée impliquant tous les acteurs, et notamment les citoyens marocains de l’étranger.

19 Juin 2012, Entretien réalisé par Youssef Lahlali

Source : Libération

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