jeudi 28 novembre 2024 23:41

Bahreïn: Malgré les réformes, les abus contre les travailleurs migrants continuent

Ces travailleurs migrants, originaires de l’Asie du Sud-Est, partagent une chambre sans lits ni climatisation à proximité de leur lieu de travail au Bahreïn.

Les autorités bahreïnies, comprenant que les travailleurs migrants ont aidé à construire le pays, ont institué des réformes importantes. Mais si elles ne sont pas appliquées plus énergiquement, ces réformes n’ont que peu d’effet sur les violations des droits les plus répandues, comme le non-paiement des salaires et la confiscation des passeports des travailleurs.

Joe Stork, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord

(Beyrouth) – Des centaines de milliers de travailleurs migrants au Bahreïn, originaires pour la plupart d’Asie du Sud, sont victimes d’exploitation et d’abus, malgré certaines réformes entreprises par le gouvernement afin de les protéger, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.

Le rapport de 123 pages, For A Better Life: Migrant Worker Abuse in Bahrain and the Government Reform Agenda (« Pour une vie meilleure : Les abus contre les travailleurs migrants au Bahreïn et le programme de réformes du gouvernement »), décrit les nombreuses formes d’abus et d’exploitation subies par les travailleurs immigrés du Bahreïn, ainsi que les efforts du gouvernement pour accorder des réparations et renforcer les protections des travailleurs. Les autorités bahreïnies doivent appliquer les garanties dans le domaine du travail, revoir les mécanismes déjà en place et poursuivre les employeurs fautifs, a déclaré Human Rights Watch. Le gouvernement devrait étendre la portée de la loi sur le travail de 2012, relative au secteur privé, aux employés domestiques, qui sont exclus des protections décisives.

« Les autorités bahreïnies, comprenant que les travailleurs migrants ont aidé à construire le pays, ont institué des réformes importantes », a déclaré Joe Stork, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Mais si elles ne sont pas appliquées plus énergiquement, ces réformes n’ont que peu d’effet sur les violations des droits les plus répandues, comme le non-paiement des salaires et la confiscation des passeports des travailleurs. »

Le Bahreïn emploie plus de 458 000 travailleurs migrants, environ 77 % de la force de travail totale, secteurs public et privé confondus. La plupart occupent des emplois peu qualifiés et peu payés, dans la construction, le commerce, l’industrie et le travail domestique.

Human Rights Watch a interviewé 62 travailleurs migrants et rencontré des responsables du gouvernement, des agents de recrutement, des diplomates de pays d’où émigrent beaucoup de travailleurs, des avocats du droit du travail et des défenseurs de travailleurs.

Les réformes initiées récemment par le gouvernement comprennent des réglementations de sécurité, des mesures pour lutter contre le trafic d’êtres humains, des campagnes de sensibilisation sur les droits des travailleurs, et des règles permettant aux migrants de quitter leurs employeurs plus facilement. Human Rights Watch a constaté que les autorités renforçaient certaines protections, comme l’interdiction de faire travailler les ouvriers sur les chantiers en milieu de journée pendant les mois d’été, quand la chaleur est dangereuse. Mais les autorités n’ont pas mis à exécution comme il se devait plusieurs autres mesures pour protéger les travailleurs, notamment contre les rétentions de salaire, les frais de recrutement et les confiscations de passeports. Toutes ces pratiques font qu’il est plus difficile pour les travailleurs d’abandonner les situations de travail abusives.

Les travailleurs migrants au Bahreïn subissent également des discriminations et des abus de la part de la société bahreïnie en général. Human Rights Watch a détaillé plusieurs agressions violentes contre des travailleurs immigrés, en mars 2011, lors d’une période de troubles politiques accrus. Dans certains cas, les migrants ont déclaré que leurs agresseurs étaient des manifestants anti-gouvernement. Des travailleurs pakistanais ont fourni à Human Rights Watch des preuves d’agressions ayant abouti à la mort d’un de leurs  collègues et en ayant grièvement blessé d’autres.

Human Rights Watch a constaté que les employeurs qui violaient les droits des travailleurs immigrés n’encouraient généralement pas les peines prévues par la loi bahreïnie et ne subissaient presque jamais les conséquences pénales esquissées dans le code pénal et dans les lois pour le trafic d’êtres humains. Human Rights Watch n’a trouvé aucun signe que les autorités bahreïnies se soient servis de la législation anti-trafic, introduite en 2008, pour poursuivre les violations liées au travail.

La situation désespérée de nombreux travailleurs migrants débute dans leur pays natal, où beaucoup paient à des agences locales de recrutement des frais équivalant à 10 à 20 mois de salaire au Bahreïn, engageant des dettes importantes et utilisant souvent le domicile familial et des objets de valeur comme garantie. Cette dette, parfois aggravée lorsque les employeurs refusent de payer les salaires, oblige dans les faits de nombreux migrants à accepter des conditions de travail abusives. Au Bahreïn, les employeurs confisquent de façon systématique les passeports des travailleurs. Associées au système dominant de prise en charge par un « parrain » (kefala), ces pratiques limitent fortement la capacité des travailleurs à quitter leur employeur et à rentrer librement chez eux.

Les travailleurs ont régulièrement déclaré à Human Rights Watch que les salaires impayés étaient en tête de la liste de leurs griefs. La moitié de ceux que Human Rights Watch a interviewés ont déclaré que leurs employeurs avaient retenu leur paye pendant trois à dix mois. Une employée domestique n’avait pas reçu de salaire de son employeur pendant cinq ans. 

Raja H. a travaillé dans la construction avec 19 autres hommes qui ont déclaré qu’ils n’avaient pas été payés pendant quatre mois. « Mon père est mort, et je suis le fils aîné », a-t-il déclaré. « J’ai des frères et sœurs plus jeunes, et un frère qui travaille comme ouvrier au Pakistan. J’appelle ma famille et ils me demandent de leur envoyer de l’argent. Si je ne trouve pas d’argent, qu’est-ce que je suis censé leur dire ? J’ai une femme, mes enfants sont à l’école, et c’est un énorme problème ».

Les travailleurs ont également décrit des salaires bas, des horaires de travail excessifs, des abus psychologiques et physiques – et dans le cas des employés domestiques, des abus sexuels. Les ouvriers de construction ont élevé le problème persistant des camps de travail surpeuplés et mal sécurisés. Le taux de suicide des travailleurs migrants est alarmant, a constaté Human Rights Watch. Dans quelques cas, les conditions de travail relèvent du travail forcé.

Les employées domestiques, presque toutes des femmes, ont décrit des journées de travail qui durent jusqu’à 19 heures, avec des pauses réduites au minimum et aucun jour de repos. Beaucoup ont déclaré qu’on les empêchait de quitter la maison de leur employeur, et certaines ont rapporté qu’on ne les nourrissait pas correctement.

« Nous travaillions de 5h30 à 23h », a relaté Ayesha K. « Pas de temps de pause. Pas de repos. Même pas le temps de manger ». Le Gulf Daily News a rapporté le 18 septembre 2012 le cas d’Aakana Satyawati, 63 ans, dont l’employeur ne l’aurait pas payée pendant deux ans et aurait refusé, pendant près de 21 ans, de l’autoriser à partir afin de rendre visite à sa famille en Inde. « Isolées dans des domiciles privés, les travailleuses domestiques sont souvent victimes d’horaires de travail épouvantables pour un maigre salaire, et parfois d’abus physiques et sexuels », a déclaré Stork. « Ces travailleuses sont confrontées au plus grand risque d’abus, pourtant ce sont elles qui ont le moins de protections légales».

Une nouvelle loi du travail, qui a pris effet en juillet, élargit quelques protections aux employés domestiques, y  compris le congé annuel, et en codifie d’autres, notamment le recours aux médiations pour les conflits du travail. Cependant, la loi omet des réformes nécessaires telles que la mise en place d’horaires plafonds de travail, par jour et par semaine, et de jours de repos hebdomadaires.

Dans certains domaines, le Bahreïn a opéré des améliorations notables, a constaté Human Rights Watch. L’Autorité régulatrice du marché du travail, une agence créée en 2006, rationalise les demandes de visa de travail et gère des campagnes de sensibilisation des travailleurs, dont certaines fournissent des informations sur les droits des travailleurs et les réparations. Une loi adoptée en 2009 a réduit drastiquement le transport d’ouvriers à l’air libre dans des camions, ce qui causait de nombreuses blessures et décès. Depuis 2006, un refuge géré par le gouvernement recueille des travailleuses migrantes fuyant des employeurs abusifs.

Dans de nombreux domaines cruciaux, les réformes ne sont pas allées assez loin et leur mise en œuvre n’a pas été adéquate, a constaté Human Rights Watch. Les ouvriers de deux camps de travail visités par Human Rights Watch ont déclaré que les inspecteurs du ministère du Travail avaient cité leurs employeurs des années auparavant pour leurs violations graves et dangereuses du code du logement, mais que les employeurs n’avaient jamais pris les mesures requises et que les camps restaient ouverts.

Le ministère du Travail permet aux travailleurs de déposer des plaintes, la plupart relatives aux salaires, et sert de médiateur pour les conflits du travail. Pourtant les employeurs fautifs refusent souvent les arrangements ou ignorent les demandes de rencontres du ministère. Selon les données fournies par le ministère, en 2009, 2010 et 2011, les médiateurs n’ont résolu que 30% des plaintes déposées par des travailleurs migrants, au lieu de 56% pour les plaintes des travailleurs bahreïnis.

Quand les travailleurs immigrés déposent des plaintes, les employeurs se vengent souvent en prétendant que l’employé a commis un vol ou un crime similaire, ou a « pris la fuite » sans permission, soumettant ainsi les travailleurs à une possible détention, une déportation ou à l’interdiction de revenir dans le pays.

« Si vous allez parler aux ministres et que vous regardez la loi, tout est parfait et il n’y a rien qui ne puisse être résolu », a déclaré Marietta Dias, de la Société de protection des travailleurs migrants, un groupe local de la société civile.« Mais quand vous allez voir les petits employés [des ministères], les gens qui traitent tout, ou bien ils n’ont pas l’autorité de faire quoi que ce soit, ou bien ils n’ont pas été informés de la loi ».

Des avocats ont informé Human Rights Watch que les tribunaux émettent souvent des verdicts favorables aux travailleurs, mais que les affaires mettent entre six mois et un an à être résolues et qu’elles peuvent faire l’objet d’un appel. Les travailleurs migrants sont légalement incapables de travailler ou d’avoir un revenu pendant cette période, et disent donc qu’ils ne voient généralement pas d’autre choix que d’accepter un arrangement à l’amiable défavorable.

Dans le cadre de tels arrangements, de nombreux migrants acceptent un billet pour rentrer dans leur pays et la restitution de leur passeport, renonçant à une bonne partie des salaires qu’on leur doit, et parfois à la totalité. Certains travailleurs ont même déclaré qu’ils avaient payé leurs anciens employeurs pour leur rendre leurs passeports et annuler leurs visas, ce qui leur a permis de quitter le pays.

Le système de gestion de cas introduit dans la nouvelle loi du travail est potentiellement utile, a déclaré Human Rights Watch. Il devrait rationaliser les litiges relatifs au travail et pourrait renforcer la capacité des travailleurs migrants à demander réparation devant les tribunaux civils.

« Le Bahreïn cherche à être connu comme un pays ayant des pratiques progressistes concernant le travail des immigrés », a conclu Joe Stork. « Les autorités devraient commencer par s’attaquer à la culture de l’impunité pour les abus commis contre les travailleurs migrants, qui est le résultat direct de l’absence de poursuites et d’application des peines prévues par les lois. »

1 octobre 2012, Samer Muscati

Source : Human Rights Watch

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