Le mois dernier, je me trouvais dans une salle de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle à Paris à parler avec un jeune réfugié apeuré, partageant avec lui une boîte de biscuits. Abid était seul en France, sans aucun parent, sans aucun tuteur. Mais était-il réellement en France ? Moi, je me trouvais bien sur le sol français, à Roissy. Mais selon le gouvernement français, Abid, 16 ans, n’était pas dans le même pays que moi. Et en vertu de cette fiction juridique kafkaïenne, les autorités le maintenaient confiné à l’aéroport.
Abid a fui la Syrie sans ses parents, avec quelques autres enfants, craignant pour sa vie. Il a voyagé deux jours en camion, depuis une ville syrienne déchirée par la guerre jusqu’en Turquie. Là, il a embarqué à bord d’un avion grâce à un passeur, pour atterrir à des milliers de kilomètres des bombes et pourtant, il ne se sentait pas en sécurité. Lorsqu’il est arrivé en France, le gouvernement l’a privé de liberté à l’aéroport pour avoir tenté de pénétrer sur le territoire français sans les documents requis. Les autorités l’ont placé dans un no man’s land aberrant pour déterminer s’il devait être renvoyé en Syrie ou s’il pouvait être admis « en » France, pays où il avait déjà physiquement posé le pied.
Au regard du droit français, les migrants qui ne sont pas en possession des documents requis, y compris les mineurs, sont bloqués dans ce qui est qualifié de « zone d’attente », entre la zone internationale et le territoire français, une zone où le droit français ne s’applique pas. Bloqués, même après avoir été interrogés par les autorités. Toujours pas « en France », même lorsque la police les emmène à seize kilomètres de l’aéroport, au Tribunal de Bobigny, où leurs demandes d’immigration sont entendues. Où qu’ils aillent, ils ne quittent pas la bulle juridique de la zone d’attente dans laquelle ils sont enfermés.
Tous les ans, la France maintient quelque 500 mineurs dans une cinquantaine de zones d’ombre, situées dans les aéroports ou les ports maritimes, pendant une période pouvant aller jusqu’à 20 jours. Cette pratique existe, alors que la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français, la Cour de cassation, l’a condamnée en 2009, déclarant dans le cadre d’un arrêt sur un mineur étranger isolé que « la zone d’attente se trouve sous contrôle administratif et juridictionnel national » . Par conséquent, les mineurs maintenus dans les aéroports français se trouvent sur le territoire français.
Les zones d’attente violent également le droit international, privant les mineurs du plein exercice de leurs droits ainsi que d’une protection et d’une prise en charge dignes de ce nom. La Cour européenne des droits de l’homme s’est également prononcée contre le maintien des mineurs en zone d’attente. Pourtant, la France persiste, même si le comité de l’ONU chargé de superviser l’application de la Convention relative aux droits de l’enfant a déclaré l’année dernière que « les États devraient mettre fin sans délai et totalement à la détention d’enfants pour des raisons touchant à leur statut de migrant ».
Il faut que la France abolisse ce statut juridique fictif, qu’elle reconnaisse que les mineurs tels qu’Abid se trouvent sur le territoire français, et qu’elle mette un terme à leur enfermement.
Le Président François Hollande, lors de sa campagne en février 2012, s’est déclaré contre la détention des mineurs en France et a rappelé que la France doit se conformer aux conventions internationales concernant les droits de l’enfant. Il semble toutefois que ses commentaires étaient empreints d’hypocrisie. Les autorités considèrent que les mineurs aux frontières, comme Abid, ne se trouvent pas « en » France et continuent dès lors à pouvoir être privés de liberté. Hollande n’a pas mis un terme à cette pratique.
Les mineurs isolés en zone d’attente se trouvent à des milliers de kilomètres de chez eux, sans parents, et pourtant aucun adulte n’est désigné pour les aider dès leur descente de l’avion. La Croix-Rouge et une autre association, Famille Assistance, fournissent des administrateurs ad hoc volontaires pour assurer la représentation légale de ces mineurs et aider ces enfants à comprendre le système complexe auquel ils sont confrontés. Néanmoins, en dépit des appels lancés par ces organisations, ces dernières ne sont toujours pas autorisées à accéder aux terminaux pour porter assistance aux mineurs isolés. Elles ne peuvent le faire qu’après le transfert des enfants au centre de détention, ce qui peut prendre jusqu’à douze heures.
Lorsque des mineurs arrivent, la police aux frontières les oblige à signer des documents qu’ils ne comprennent pas toujours malgré la présence d’interprètes, documents qui servent de point de départ pour la procédure à laquelle ils sont soumis pendant leur passage en zone d’attente.
Et il arrive même que certains mineurs ne se voient jamais attribuer de représentant légal. D’une part, si le gouvernement décide qu’une personne n’est pas mineure, aucun représentant légal n’est désigné. D’autre part, dans certaines zones d’attente, les enfants mineurs ne sont pas assistés par un représentant légal en raison d’un manque de financement par l’Etat.
Maintenir des mineurs en zone d’attente les expose à des risques. À Roissy, quelques chambres leur sont désormais spécifiquement réservées, ce qui constitue une amélioration par rapport à la situation de 2009, lorsqu’aucun espace pour mineurs n’existait. Mais quand ces chambres sont toutes occupées, certains mineurs peuvent être détenus avec des adultes, situation qui peut les mettre en réel danger.
Avant d’être autorisés à introduire une demande d’asile complète sur le territoire français, ces mineurs doivent également surmonter davantage d’obstacles que les autres enfants demandeurs d’asile se trouvant en France. Par exemple, Abid a dû passer seul par une procédure d’estimation de son âge. Cette procédure comprend une visite à l’hôpital en compagnie d’un policier pour une radiographie du poignet ainsi qu’en théorie, un examen psychologique. Cette visite médicale faite en l’absence du représentant légal peut perturber un peu plus l’enfant, et, s’il est estimé qu’il n’est pas mineur, il ne dispose d’aucune voie de recours.
Au regard du droit international, la France est tenue de traiter ces mineurs extrêmement vulnérables comme elle traite les enfants sur le reste de son territoire. Cela signifie qu’elle doit abolir – au moins pour les mineurs - cette absurdité qu’est la zone d’attente, et qu’elle doit les héberger dans des centres adaptés jusqu’à ce que l’administration prenne une décision sur leur statut. Rien ne peut justifier le fait qu’Abid et moi-même ne soyons pas considérés comme nous trouvant dans le même pays alors que nous partageons la même boîte de biscuits. Je ne peux pas rendre la vie plus facile à Abid, mais le gouvernement français, lui, en a le pouvoir.
14/4/2014, Laura Schülke
Source : hrw.org/fr