dimanche 24 novembre 2024 21:52

“Clandestino”, du docu-fiction à la mode BD

Tout commence avec deux cadavres de migrants africains, gisant sur le bord d’une route dans la campagne proche d’Almería, en Andalousie. A côté d’eux, un mystérieux bout de carton portant l’inscription : “Los dos por el precio de uno” (les deux pour le prix d’un). Très vite, le récit propulse le lecteur au milieu des Cévennes, puis à Alger, Oran, ou Almería, dans les pas d’Hubert Paris, journaliste un peu décalé parti enquêter sur les chemins de l’immigration clandestine entre l’Afrique du nord et l’Europe. Cela s’appelle Clandestino, c’est signé Aurel et c’est un album fort et original à la fois : une sorte de docu-fiction à la mode bande dessinée.

Une entrevue dans les locaux de l’ambassade de France avec deux fonctionnaires, l’un marocain, l’autre algérien, lève le voile sur les accords entre l’Europe et les pays du Maghreb qui sont prétexte pour fournir une main-d’œuvre saisonnière bon marché à la production agricole, au risque de devenir de véritables fabriques à clandestins. La rencontre fortuite avec Djamila, la kiné algéroise qui gagne sa vie dans les SPA des luxueux resorts pour touristes, permet de croiser le destin de quelques harragas, les candidats à l’exil économique : Rachid, son frère, le diplômé qui en a marre de tenir les murs de la ville à force d’attendre un emploi ; Magyd, le berger oranais illettré qui ne peut plus joindre les deux bouts.

D’Alger à Almería en passant par Oran, l’enquête d’Hubert Paris est aussi l’occasion de saisir quelques instantanés du parcours de ces hommes et de ces femmes, jeunes ou moins jeunes, diplômés comme analphabètes, qui sont prêts à tout pour quitter une Algérie à la dérive et venir en Europe – même au prix de la clandestinité dans une Espagne en crise. Dans Clandestino règne une tension constante entre la fiction et le reportage, entre le réel et sa recomposition pour le récit. Mais sans jamais qu’il y ait de confusion des genres, ni de simplifications à outrance.

Car si Clandesino est bien une œuvre de fiction, une bande dessinée dans la grande tradition du roman graphique, celle-ci trouve sa source dans le travail journalistique. Aurel – qui est aussi un illustrateur régulier du Monde – a accompagné à plusieurs reprises le journaliste Pierre Daum pour des reportages dessinés publiés par le Monde diplomatique. De cette expérience de terrain sont restées une foule d’anecdotes, de choses vues et vécues, qui n’avaient finalement pas été utilisées.

"Si toutes les informations présentes dans ce livre sont véridiques, elles ne sont pas forcément liées les unes aux autres, explique Aurel, Je n’ai pas pris de liberté avec les faits en tant quel. Je l’ai fait en revanche avec les personnages, les lieux et les situations afin d’être plus libre et plus dense dans ma narration."

Le trait noir et vif du dessin d’Aurel, ses couleurs un peu saturées, le découpage rapide entre les scènes qui se succèdent, servent aussi ce récit où la violence de certaines scènes n’empêche pas de laisser un peu de place au hasard des rencontres. Ainsi Lamine, ce jeune Algérois qui achète des cartes prépayées pour revendre le téléphone qui est offert avec. Ou Omar, ce syndicaliste d’Almería qui fait visiter à Hubert Paris les chabolas, ces villages où vivent les migrants, avant de finir avec lui la nuit au bordel. Sans oublier Maria, la bénévole de la Croix-Rouge qui, entre une permanence associative et une intervention d’urgence pour les rescapés d’une embarcation de fortune ayant chaviré, trouve le temps d’aimer.

Mais tout finit comme cela a commencé, avec deux cadavres de Maliens prêts à travailler à deux pour... le prix d’un seul. Tués à coups de pioche par un berger de la région d’Oran. Parce que la folie des hommes est parfois le prix de la misère et de l’exil.

27 avril 2014, Aris Papathéodorou

Source : Le Monde

 

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