mardi 26 novembre 2024 07:29

Crise migratoire «Les désespoirs créent une forme de panique»

Depuis lundi dernier, l’île de Chios subit plus fortement encore les conséquences de la fermeture des frontières européennes, à l’heure des premiers retours forcés de migrants en Turquie et de la surenchère de l’extrême droite.

Dans la bousculade, le bébé lui a glissé des mains et la jeune mère s’est mise à hurler. L’enfant n’a pas été blessé, mais le cri s’est répercuté comme une onde de choc parmi les femmes qui tentaient désespérément de protéger leurs enfants et leurs biens, quand les silhouettes noires ont sauté par-dessus les barrières pour les chasser du port. Déchirant les draps suspendus qui servaient de tentes, balançant à l’extérieur les maigres baluchons où ces réfugiés ont entassé les affaires qu’ils avaient emportées pour leur long périple. Sur le quai aussi, la clameur s’est propagée sous forme d’une indignation impuissante. «Mais qui sont ces types ? D’où sortent-ils ?» s’exclame un homme au bord des larmes, en désignant les agresseurs. «Ta gueule ! l’interrompt une grosse femme brune, le visage déformé par la rage. On n’en peut plus de ces immigrés ! L’Europe n’en veut plus ? Ils vont tout saloper ici, il faut qu’ils se cassent, qu’ils rentrent chez eux !»

Dans la chaleur d’une nuit printanière, de jeudi à vendredi, la situation a brutalement basculé sur le port de l’île de Chios, juste en face des côtes turques, à l’extrémité orientale de l’Europe. Comme d’autres îles grecques, Chios a vu arriver près d’un millier de réfugiés par jour, entre septembre et mars. A bord d’embarcations défectueuses fournies par les passeurs turcs. «Jusqu’au mois de février, ils ne faisaient que passer et nous avions mis en place un système bien rodé, plus efficace même que sur d’autres îles, pour les accueillir, les enregistrer, et leur permettre de continuer leur route, rappelle Sébastien Daridan, le jeune coordinateur français de l’ONG Norwegian Refugees Council (NRC). De toute façon, aucun d’entre eux ne voulait rester en Grèce.» Mais en février les pays d’Europe centrale ferment les uns après les autres leurs frontières et coupent la route des Balkans qu’empruntaient les réfugiés, soudain coincés en Grèce. Ils le sont encore plus depuis la mise en application, la semaine dernière, de l’accord du 18 mars entre l’Union Européenne et la Turquie, qui oblige les migrants à rester sur les îles où ils ont débarqué. En attendant les résultats de leur éventuelle demande d’asile sur place, leur dernière carte pour rester en Europe, mais peut-être aussi la notification de leur renvoi vers la Turquie.

10 demandes d’asile examinées sur 833

En réalité, c’est plutôt la seconde éventualité qui les attend tant les règles sont désormais restrictives. Et la lenteur du système ne fait qu’accentuer cette condamnation : à Chios, depuis le 20 mars, date de l’application des nouvelles règles, un seul responsable du droit d’asile est en charge des 833 premières demandes déjà enregistrées. Jusqu’à ce dimanche, il n’en avait traité que dix. Et a rejeté neuf candidatures.

Le système est bancal, opaque et, d’ores et déjà, les premières vagues de retour ont donné lieu à une certaine confusion. Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) a ainsi contesté le choix des 66 premiers renvois de Chios vers la Turquie : treize d’entre eux auraient en réalité déposé une demande d’asile en Grèce, non encore examinée. Par conséquent, ils ne pouvaient pas être renvoyés. Mais où sont-ils désormais ? Va-t-on les ramener en Grèce ? Personne ne le sait, alors que d’autres retours forcés ont déjà eu lieu : en une semaine, 325 réfugiés sur toutes les îles grecques ont été renvoyés en Turquie, dont 116 depuis Chios. «Mais ce n’est que du show ! fulmine Nikos Katsarakis, rédacteur en chef du Citoyen, le seul quotidien de Chios. Alors qu’on renvoie ces malheureux, l’île a vu arriver le double de nouveaux naufragés ces derniers jours. L’accord avec la Turquie est une vaste fumisterie qui n’arrête pas le trafic car il y a trop d’argent en jeu. C’est un business qui se chiffre en millions d’euros pour les passeurs turcs». Lui aussi se trouvait sur le port, cette nuit où l’extrême droite a chassé les migrants installés sur le quai. Il a vu les groupes hostiles se rassembler peu à peu face aux barrières : «Du jamais-vu ! Ces gens je les connais pourtant, nous sommes une petite communauté, en principe paisible, sur cette île. Aube dorée [le parti néonazi grec, ndlr] n’a jamais fait de scores importants ici. Nous sommes tous désormais coincés dans un huis-clos. Un face-à-face entre les habitants, déjà désespérés par six ans de crise économique, et à présent des migrants, eux aussi désespérés, constate le journaliste. La Grèce a été sacrifiée deux fois : en 2015, pour sauver l’euro ; et cette année sur l’autel de la crise migratoire. Résultat, nos désespoirs conjoints créent une forme de panique.»

Dans le chaos d’un déménagement nocturne

A Chios, un tabou est tombé : longtemps, comme ailleurs en Grèce, les habitants se sont voulus solidaires des réfugiés. Alors que l’Etat et le gouvernement d’Aléxis Tsípras sont restés singulièrement absents tout au long de cette crise, ce sont les locaux qui ont secouru, nourri et habillé les naufragés. Sans ménager leur peine. Mais l’enfermement des migrants change la donne, et l’extrême droite néonazie, silencieuse jusqu’ici, attise les ressentiments. Sans pour l’instant «remettre en cause le sentiment majoritaire d’une compassion avec les réfugiés», tempère Nikos Katsarakis. Mais pour combien de temps ? «On observe déjà un glissement sémantique : jusqu’à présent, tout le monde parlait des "réfugiés", désormais les médias et même parfois les gens ordinaires parlent d’"immigrés". Peu à peu on oublie leur statut de victimes», s’inquiète Natacha Strachini, une avocate qui défend les droits des réfugiés sur place. Et s’indigne des «bavures» juridiques déjà occasionnées par l’application express de l’accord entre l’UE et la Turquie : «Toutes les règles ont brutalement changé le 20 mars. Résultat, les gens qui se trouvaient par choix dans le centre d’enregistrement de Viale, à quelques kilomètres de la ville, se sont soudain retrouvés en prison : interdiction d’entrer ou de sortir. Et personne ne leur a notifié ce changement de statut, comme le veut la loi», accuse-t-elle.

C’est justement parce qu’ils ne voulaient plus rester dans le camp de Viale, transformé soudain en prison, mais également théâtre de plusieurs affrontements entre Afghans et Syriens excédés par la promiscuité d’un centre saturé (1 700 personnes pour 1 100 places), que 300 réfugiés avaient forcé les portes la semaine dernière pour s’installer sur le port. Avant d’en être finalement délogés dans la foulée des heurts violents qui se sont produits dans la nuit de jeudi à vendredi. Dans une ambiance tendue, ponctuée de bagarres et de jets de cocktails Molotov, il a fallu des heures entières aux autorités du port pour convaincre les familles de plier bagage, vers deux heures du matin. Des enfants en pleurs, terrorisés, tiraient le bras de leurs mères qui hésitaient encore à partir. D’autres avaient perdu leurs parents dans le chaos de ce déménagement nocturne. Tous se sont retrouvés éparpillés sur deux sites en ville, dans l’improvisation la plus totale.

Retour à Viale et ses conditions de vie précaires

Le lendemain, une centaine campe dans la cour d’un ancien théâtre municipal au centre-ville. Une jeune femme syrienne pleure, assise sur des marches. Les visages sont fermés, hostiles. «Ils ont été menacés, ils ont eu peur et ne font plus confiance à personne. L’extrême droite en revanche a le sentiment d’avoir gagné une bataille, on en est là», déplore Markos, volontaire pour l’ONG NRC. Certains migrants ont accepté de retourner à Viale, dans ce camp sinistre qui jouxte une ancienne usine d’aluminium à l’abandon, «ruinée par des patrons sans scrupule qui préféraient placer les prêts bancaires dans des paradis offshore plutôt que de les investir dans l’usine», peste Xénophon, un habitant du coin. Les conditions de vie y sont précaires : les captifs se collent aux grillages pour réclamer une cigarette ou un peu d’eau. Ils ne savent rien de ce qui les attend. «On ment à ces gens : en réalité, les demandes d’asile sont de pure forme et la plupart d’entre eux devraient être renvoyés vers la Turquie, c’est la logique même de l’accord signé le 18 mars», souligne Sébastien Daridan de NRC qui a essayé, en vain, d’entrer en contact avec les 50 gendarmes généreusement dépêchés par la France pour accompagner les expulsions. Mais les gendarmes français se cachent et ne communiquent avec personne. Des contingents de CRS grecs ont également débarqué à Chios, qui ressemble de plus en plus à l’avant-poste d’une forteresse assiégée. «Personne ne sait ce qui se passe la nuit. Si des embarcations continuent à arriver, combien sont interceptées, on l’ignore», s’inquiète Sébastien Daridan.

Samedi au large de l’île voisine de Samos, quatre femmes et un enfant ont encore péri noyés en tentant la traversée depuis la Turquie. Quant à ceux qui ont déjà été expulsés, menottés, vers la Turquie, ils se seraient débattus en hurlant, selon les habitants de Chios. Mais désormais enfermés dans une prison au nord d’Istanbul, ils attendent d’être renvoyés vers l’enfer qu’ils ont tenté de quitter.

300 migrants blessés à Idomeni

Des dizaines de migrants qui tentaient de forcer une barrière à Idomeni, à la frontière greco-macédonienne, ont été blessés dans des heurts avec la police macédonienne dimanche. Selon un responsable de Médecins sans frontières, la police a fait usage de gaz lacrymogènes et de balles en plastique, et blessé «environ 300 personnes, dont 200 ont été secourues […] pour des problèmes respiratoires, 30 pour des blessures provenant des balles en plastique et 30 pour d’autres blessures». Les incidents ont éclaté en fin de matinée quand un groupe de migrants a tenté de franchir la frontière en détruisant une partie du grillage. Certains se sont évanouis et ont été secourus par des ONG du camp d’Idomeni.

10 avril 2016, Maria Malagardis

Source : Libération

Google+ Google+