Jean-Claude Kaufmann, sociologue au CNRS, publie «Identités, la bombe à retardement» (Ed. Textuel). Il explique en quoi la question de l’identité, obsession de notre société contemporaine, fait planer de graves menaces...
Islamophobie, stigmatisation des Roms, des noirs, des Juifs et des homosexuels, djihadistes français, montée du communautarisme et de l’extrême-droite en Europe… La question de l’identité et de ses dérives fondamentalistes est au cœur de notre société. Dans Identités, la bombe à retardement, le sociologue Jean-Claude Kaufmann affirme qu’un grave danger guette: le fondamentalisme et l’intégrisme identitaires.
Vous expliquez que, contrairement à ce que l’on croit, la définition d’identité est floue. De quoi s’agit-il?
L’identité paraît simple. Mais plus on essaye de la définir sérieusement, moins on comprend. Il existe des définitions différentes voire opposées. En réalité, l’identité est un travail subjectif de l’individu pour produire du sens. Dans notre société individualiste moderne, à chaque instant il faut faire des choix, même les plus minuscules, qui renvoient à une dimension de soi. Selon les décisions que je prends, c’est une conception de moi qui émerge. Croire que l’identité est liée à nos racines, qu’elle se confond avec l’identité administrative ou qu’elle est fixeest une erreur et peut mener aux intégrismes identitaires.
Pourquoi? Ne peut-on pas vivre sereinement ce que l’on perçoit comme étant son identité?
Si, mais il faut que tout se passe bien pour tout le monde dans la société. Le versant positif de l’identité d’aujourd’hui, c’est que la société offre un espace de jeu et de liberté très important. Internet permet notamment d’expérimenter une multiplicité d’identités –et en avoir plusieurs est presque une garantie contre le fondamentalisme.
Le versant négatif, c’est que tout le monde n’a pas les moyens culturels et/ou financiers de faire ça, notamment en cas de fragilité sociale. Si en plus on se sent méprisé -que ce soit le cas ou non-, on est alors réduit à une définition unilatérale de soi-même. C’est là que la crispation fondamentaliste guette. Ce sera d’autant plus dangereux qu’on désigne un ennemi comme la cause de tous ses maux. Le besoin de restaurer une image positive de soi peut aussi se cristalliser autour d’un groupe partageant les mêmes idées, qui deviennent «la vérité» contre les autres.
Vous dites qu’on est à l’aube de «grands périls» identitaires. N’y sommes-nous pas déjà confrontés avec la montée du racisme, la stigmatisation tous azimuts des Roms, des noirs (Taubira et la banane), des Juifs, des musulmans, des homosexuels, etc?
Oui, c’est déjà à l’œuvre. Figure aussi dans cette liste la banalisation du racisme. La banalisation par le rire, comme le fait Dieudonné, est particulièrement terrible. La banalisation tranquille l’est aussi («je ne suis pas raciste mais…»). Cette parole s’installe comme un langage populiste dominant.
L’identité serait-elle finalement une notion dangereuse?
Au moment des débats sur l’identité nationale, Nicolas Sarkozy s’était défendu en disant que l’identité n’était quand même pas un gros mot. Si, c’en est un, en quelque sorte. C’est un terme à prendre avec des pincettes. Dès qu’on l’emploie, cela ouvre la boîte de Pandore et les vannes à toute forme de racisme et d’intolérance. Je suis très pessimiste. Pas à 100% car les populations peuvent trouver les capacités de s’en sortir, mais il va y avoir des années voire des décennies pendant lesquelles ça va tanguer sec. On est trompé par un faux calme alors qu'une crise gigantesque guette, à la fois financière, économique et de civilisation. Ça va exploser, mais je ne sais pas quand ni sous quelle forme.
13/03/14, Faustine Vincent
Source : 20minutes.fr