La France perd-elle ses forces vives ? La chambre de commerce et d'industrie de Paris-Ile-de-France (CCIP), qui représente 800 000 entreprises, commence à s'inquiéter de voir de plus en plus de jeunes cadres faire leurs valises. Formés dans un pays où la morosité est quasiment devenue un art de vivre, ils se laissent aspirer par une course aux talents devenue mondiale.
« Depuis quelques mois, constate la CCIP, ces questions majeures font la ‘‘« une » des médias, en particulier étrangers. Devant d'évidents signes d'une mobilité accrue des jeunes, des cadres dirigeants de grands groupes, des grandes fortunes ou d'entrepreneurs, des observateurs français s'inquiètent de ce qui pourrait s'apparenter à une hémorragie. »
LE MOUVEMENT D'EXPATRIATION S'ACCÉLÈRE
Pour y voir plus clair sur la réalité du phénomène, la CCIP a analysé les informations disponibles. Un document, que Le Monde a pu consulter, sera rendu public le 12 mars à l'occasion de deux tables rondes organisées à Paris. L'étude montre que le mouvement d'expatriation s'accélère. La population des Français établis à l'étranger est estimée de 1,5 à 2 millions de personnes. « Qualifiée et active », elle a augmenté de « 3 % à 4 % par an au cours des dix dernières années (soit environ de 60 000 à 80 000 personnes par an) ». Dans le même temps, la population française croissait de 0,6 % en moyenne.
Autre sujet d'inquiétude : « Il y a bien un changement majeur de comportement parmi les jeunes générations, avec une nette accélération de leur mobilité, indique l'étude. Chômage et morosité poussent les jeunes au départ. » Notamment les jeunes entrepreneurs, ce qui préoccupe la CCIP.
Le « baromètre 2014 de l'humeur des jeunes diplômés » réalisé par l'IFOP pour Deloitte, montre que ces derniers accordent peu d'« arguments » à la France pouvant les inciter à y travailler. Le meilleur d'entre eux, la « qualité de vie », n'en séduit que 44 %. En revanche, une majorité déplore « l'état du marché de l'emploi », « l'environnement politique et social » et « l'état de l'économie ».
LA CRISE A EU UN IMPACT SUR CES DÉPARTS
Par ailleurs, les expatriés sont moins pressés de rentrer. De 2005 à 2013, la part de ceux qui envisagent un séjour supérieur à dix ans est passée de 27 % à 38 %, relève la CCIP en citant une étude de Mondissimo, un site Internet consacré à l'expatriation. Le baromètre Deloitte montre, lui, que 28 % des jeunes diplômés envisagent une expatriation à vie. « C'est une vraie préoccupation », assure Jean-Marc Mickeler. Le directeur des ressources humaines de Deloitte rappelle que le baromètre précédent avait montré un doublement de la part des jeunes diplômés qui voient leur avenir professionnel à l'étranger : 27 %, contre 13 % en 2012.
« Pour le pays, oui, cela m'inquiète », confie Pierre-Antoine Gailly, président de la CCIP. Tous ces « signaux faibles » sont préoccupants : « Quelle sera leur portée dans quinze ans ? Les jeunes qui partent reviendront-ils ? »
« Que les talents français aillent se confronter à leurs alter ego à l'étranger, c'est plutôt positif pour le tissu économique français, dès lors qu'on est capable de les inciter à revenir à un moment ou à un autre, abonde M. Mickeler. La crise et les désillusions vécues par les jeunes ont eu un impact sur ces départs, c'est vrai. Mais il est trop tôt pour crier au loup. » M. Mickeler ne cache néanmoins pas qu'il craint, comme DRH, de voir les meilleurs profils lui filer entre les doigts.
Pour autant, « l'idée d'un mouvement massif de fuite des talents, spécifique à la France, ne semble pas correspondre à la réalité », tempère le document. Jean-Luc Biacabe, directeur des politiques économiques à la CCIP, qui a supervisé l'étude, souligne que le phénomène est bien plus important au Royaume-Uni, en Italie ou en Allemagne. L'ONU estime que 4,7 millions de Britanniques sont expatriés. « Et trois quarts des Britanniques ne reviennent pas au pays », observe-t-il. L'étude rappelle en outre que « la France attire, elle aussi, des talents. Nous sommes le troisième pays au monde en nombre d'étudiants étrangers accueillis, un facteur d'influence économique. »
UNE FORME D'ÉMERGENCE DE CITOYENNETÉ EUROPÉENNE ?
D'ailleurs, M. Biacabe rappelle que la mobilité des jeunes est un objectif politique constant. « On fait l'Europe !, s'enthousiasme-t-il. La moitié des départs se fait vers des pays européens. Peut-on encore parler d'expatriation ? Ne faudrait-il pas plutôt s'en réjouir et y voir une forme d'émergence de citoyenneté européenne ? » Les optimistes voient dans ces mouvements une conséquence heureuse de la mondialisation. Le monde vit la seconde grande vague de migrations après celle de 1880-1930. L'enjeu est de faire de cette « menace » une opportunité économique.
De la dizaine de grandes entreprises contactées par Le Monde, aucune n'a donné suite à nos demandes d'entretien sur ce sujet, certaines au motif que « l'écrasante majorité de [leurs] salariés ont été recrutés et travaillent à l'étranger ». Les responsables politiques sont plus bavards. « Dire que la mobilité professionnelle est une fuite est une vision étriquée qui ne correspond pas à la réalité. La France ne vit pas en autarcie », déclarait fin 2012 au Monde Hélène Conway-Mouret, ministre déléguée chargée des Français de l'étranger. Et « 70 % rentrent en France dans les dix années ». Le 3 avril, elle organise une conférence sur le thème : « Français à l'étranger, un atout pour la France ».
Luc Chatel, député UMP de Haute-Marne, défendra, le 8 avril, la création d'une commission d'enquête à l'Assemblée afin d'examiner ce « sujet grave ». Favorable à l'ouverture internationale, l'ex-ministre de l'éducation s'inquiète de « tous ceux qui sont contraints de partir parce qu'ils pensent ne pas trouver un emploi, ne pas pouvoir créer une entreprise… Cela représente une menace pour la France. »
Attention, plaide Frédéric Lefebvre, député UMP des Français de l'étranger : « Il ne faut pas caricaturer nos compatriotes qui s'expatrient. Ils sont l'un des principaux atouts de la France dans la mondialisation. La logique, ce n'est pas de les dissuader de partir, mais de créer les conditions pour qu'ils maintiennent le lien avec la France. » A l'unisson de la CCIP, il pense qu'il faut « ressouder la diaspora ».
11.03.2014, Benoît Floc'h
Source : Le Monde