Trente ans après la Marche des Beurs, des enfants de l’immigration maghrébine disent leur mal-être.
Autopsie d’un ratage, celui de la France avec ses enfants issus de l’immigration maghrébine. «Depuis trente ans, on n’emploie pas le bon mot. Le problème, ce n’est pas celui de leur "intégration", c’est celui de leur "acceptation", notamment par la France d’en haut», explique le journaliste Mustapha Kessous, coauteur avec le réalisateur Jean-Thomas Ceccaldi du documentaire diffusé ce soir sur France 2, Français d’origine contrôlée.
Origines. Deux fois 55 minutes sans commentaire, qui laissent la parole à ces Français à qui l’on rappelle toujours leurs origines, malgré les cartes d’identité et le temps qui passe. La réalisation n’est pas toujours heureuse, mais elle se laisse oublier derrière les mots (on pardonnera donc l’usage excessif des photos en simili 3D comme dans les pseudo Faites entrez l’accusé de W9). Ceux qui parlent sont des anciens de la Marche pour l’égalité de 1983, et de plus jeunes essorés par la décennie 2000 et une impression de «mitraillage» : 11 septembre 2001, 21 avril 2002, émeutes de 2005, débat sur l’identité nationale en 2007, discours de Grenoble en 2010… Ils racontent comment cette histoire est venue déchirer au quotidien la leur en les ramenant, sans cesse, à leur altérité. Celle-ci a changé de nom en trente ans. Les «bougnoules» ont disparu, il y a eu après les «Beurs», les «Arabes» devenus «musulmans», ou «Français d’origine».
En septembre 2009, Mustapha Kessous, journaliste au Monde, s’était illustré en signant un long texte à la première personne intitulé «Moi, Mustapha Kessous, journaliste et victime de racisme». Le texte commençait par une anecdote, un rendez-vous avec Brice Hortefeux pour une interview et cette bonne blague auvergnate du ministre au journaliste : «Vous avez vos papiers ?» Il décrivait dans ce texte «l’apartheid mental» dans lequel il avait le sentiment d’être enfermé, parce que d’origine maghrébine. Le papier avait fait polémique, Kessous avait décidé de ne plus y revenir.
Français d’origine contrôlée devait être un documentaire sur la Marche de 1983 pour «raconter une histoire mal connue». Mais la question de cet apartheid mental le rattrape, dévorant littéralement le film.
Au départ, il y a la violence brute du début des années 80. Celle que raconte Hanifa Taguelmint, ancienne «marcheuse» marseillaise. Elle parle d’un gamin tué par un policier dans son quartier. Puis d’un autre abattu d’une balle dans la tête par un voisin énervé : son petit frère. Le dernier mort d’Hanifa appartient à l’histoire récente. En 2013, un de ses neveux a été tué dans une épicerie par un policier ivre. Elle pleure sur l’histoire qui bégaie et une France qui rate ses rendez-vous. Récit aussi glacial d’une nuit de nouvel an par Malek Boutih. Il est invité à sa première soirée, il a acheté une bouteille. Sur le chemin, il entend «le bruit du diesel» dans son dos. Ce bruit, explique-t-il, que les gars comme lui reconnaissaient tout de suite. Une voiture de flics. Ils se moquent du gamin à la démarche mal assurée, le collent en garde à vue. Le matin, en ouvrant sa cellule, un des policiers lui demande s’il a passé un bon réveillon. Boutih serre les dents. Ne pas leur montrer la colère. Trente ans plus tard, lorsque le député socialiste raconte cette histoire droit dans son costume sombre, la mâchoire reste serrée.
Violence politique décrite par les anciens marcheurs qui ont le sentiment, toujours aussi amer trois décennies plus tard, que le parti socialiste, via SOS Racisme, leur a «volé» leur combat. Hanifa Taguelmint décrit assez bien ce sentiment de dépossession, expliquant comment de «sujets», «d’acteurs», on a voulu les ranger au rang «d’objets». Elle cite en exemple le slogan «Touche pas à mon pote». Un des témoins se souvient qu’à l’époque, il répondait, exaspéré : «Touche-toi, mon pote !»
Mariage. Le second volet du documentaire donne la parole à des moins militants, plus jeunes. Plus brouillon que le premier, il se perd parfois dans un commentaire inutile, à la pertinence discutable quand la critique du sarkozysme échoit à Azouz Begag, ancien ministre de Villepin.
Il reste les témoignages d’anonymes. Dans leur vie, tout semble aller bien, mais il y a ce malaise. Ce chirurgien racontant son angoisse à chaque attentat terroriste islamiste, l’impression irrationnelle de porter une part de responsabilité, la peur du regard des autres. Et puis ce maire d’à peine 30 ans, élu d’une commune rurale de Savoie. Lorsqu’il doit célébrer un mariage, il demande aux futurs époux si cela ne dérange pas que ce soit lui qui célèbre leur union. Il dit qu’il ne veut pas «déranger le plus beau jour de leur vie».
4 février 2014 Alice GÉRAUD
Source : Libération