jeudi 28 novembre 2024 09:30

Entre euphémisation et amalgame : le fanatique, le réfugié et l’immigrant

En France, en 2015, 34 ans après l’abolition de la peine capitale, un homme, Hervé Cornara a été décapité, sa tête photographiée entre deux banderoles reprenant la profession de foi de l’Islam ; photographie susceptible un jour d’être publiée, ce qui, à l’heure de l’univers du multi média nous ramènerait quasiment au temps des décapitations publiques lorsque le bourreau brandissait la tête du condamné. Le projet de faire sauter une usine de chimie devait couronner cette séquence terroriste.

L’analyse de cette mise en scène montre que la loi de Dieu s’est imposée à la loi de la République qui proscrit la peine de mort et qui affirme que nul ne peut être poursuivi pour ses croyances. L’auteur de cette abjection est un intégriste musulman qui la veille de son geste avait reproché à son épouse de n’être pas assez religieuse.

Pourtant dans les jours qui ont suivi ces faits, cette évidence a été remise en cause, notamment sur les ondes radiophoniques : certains y ont vu un conflit du travail entre un salarié et son patron, d’autres ont souligné que c’était l’oeuvre d’un faible d’esprit ou d’un psychopathe. Et puis revient cette accusation de « barbare » qui est un jugement de valeur expéditif pour éviter d’avoir à interroger les fondements d’une telle violence. Comme pour nous convaincre qu’il s’agit d’un acte isolé commis par un individu esseulé et que tout cela n’a rien à voir avec une lecture invasive et violente de l’Islam. Le traitement a minima de cette affaire ravalée bientôt au fait divers n’est pas sans évoquer l’assassinat en avril d’Aurélie Châtelain et le projet avorté d’attentats contre des églises catholiques. Passé les évènements, la presse ne fait pas preuve de beaucoup de droit de suite dans l’investigation. Dormez bonne gens. L’incident est clos.

D’où une impression d’euphémisation proprement scandaleuse qui s’apparente à une cécité intellectuelle pour ceux qui ne veulent pas voir, comme hier certains n’ont pas voulu voir les pires atrocités de l’histoire. Or n’y a d’intelligence que critique, qui dépasse nos préjugés. Les assassinés de Charlie Hebo n’ont pas le monopole de la victimisation religieuse et il n’y a aucune raison pour que notre indignation soit moins forte envers les victimes anonymes que pour les célébrités. Tout un chacun peut être la cible de cette logique de violence purificatrice car tous ceux qui ne sont pas des intégristes sont des mécréants. Ensuite nier la dimension religieuse de ce geste serait comme nier l’homophobie qui motive certains crimes. Qui irait contester que le racisme inspire bien des crimes ou massacres aux Etats Unis ? Pourquoi alors, parce qu’il s’agit de crimes perpétrés au nom d’une lecture de l’Islam, se draper dans des circonvolutions et autres périphrases pour masquer sa lâcheté par des poncifs ? Pourquoi tant de complaisance à refuser de penser le potentiel meurtrier des religions ? En six mois, par trois fois, des meurtres ont été commis au nom de l’Islam en France. Allons nous y habituer en cherchant à nier la réalité ou en lui cherchant d’autres causes ?

Or conjointement au refus de nommer les choses se manifeste, la pensée critique s’indigne de voir les médias réveiller un imaginaire des invasions. Les discours politiques truffés de réminiscences à Charles Martel ou d’incantation à Jeanne d’Arc se télescopent sur nos écrans avec les images des flots de réfugiés qui fuient justement la guerre conduite par les forces islamiques, notamment sunnites de Daech. Alors que les médias montrent des forces de police voulant arrêter à Vintimille ces rescapés de l’enfer, un discours peu compatissant et confus se développe simultanément favorisant l’amalgame entre migration, réfugiés et terrorisme. La France serait menacée d’invasion.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce paradigme de l’invasion forgé au temps du nationalisme de ce XIXe siècle. Ce siècle de progrès est devenu dans la conscience collective, par une dramatique erreur de perspective historique, l’âge d’or d’une France que nous avons perdue, celle des tableaux impressionnistes et d’un dimanche à la campagne. Or ce thème de l’invasion est entré dans les manuels d’histoire au temps du nationalisme triomphant. Certes la France a connu des occupations militaires, mais pas d’invasion de populations étrangères. Les Francs n’ont pas été des envahisseurs mais des populations implantées sur le limes de l’Empire avec le consentement des autorités romaines. Poitiers ne fut pas une bataille décisive arrêtant une invasion musulmane mais une rencontre par laquelle le France Charles Martel chercha à accroitre son emprise sur l’Aquitaine à la faveur d’une razzia des Omeyades établis en Narbonnaise. Quant aux Anglais, qui possédaient la Normandie d’où venaient leurs souverains et une partie de leur aristocratie, leur armée est largement entrée dans le royaume du Très Chrétien à la faveur d’une guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Il faut donc se garder de relire l’histoire de France à l’aune d’un imaginaire national du XIXe siècle créant une France éternelle figée dans des frontières naturelles. La France est faite de sangs mêlés. Or c’est ce roman historique, erroné et rance qui s’inscrit en filigrane des consciences et procède à l’amalgame des mythes et des réalités, au détriment d’une lecture critique et raisonnée des faits. La France serait une fois de plus menacée par l’invasion…

Mais quelle est cette société soit disant humaniste, qui se gargarise de ses racines chrétiennes, s’enorgueillit de sa philosophie des Lumières et de sa Révolution, et qui dans le même temps regarde la misère à la télé juste pour se faire peur, alimenter ses fantasmes historiques, et détourne la tête en fermant la main plutôt que la tendre? Ces réfugiés doivent être accueillis au nom des droits de l’homme car ils sont des victimes de la terreur. Et non une menace. Ce ne sont pas ces réfugiés ni plus largement des migrants qui commettent des attentats mais des Français, nés sur notre sol, qui se radicalisent au contact de prédicateurs qui agissent en toute impunité au sein d’une république qui à force de ne pas vouloir retomber dans le combat laïc mené hier contre l’Eglise semble faire preuve de faiblesse voire de complaisance vis-à-vis de certains mouvements religieux qu’il serait facile de confondre par la loi sur les dérives sectaires.

Mais allons plus loin dans l’analyse des faits, et des seuls faits. Il faut aussi cesser de présenter l’immigration comme la cause des problèmes du multiculturalisme, voire de son échec peut être trop vite proclamé. Certes l’intégration républicaine est mise en danger par les communautarismes identitaires. Mais la République doit être forte tout en étant ouverte à la diversité des cultures composant l’histoire de France. Et qu’on n’aille pas dire que l’unité ne passe que par l’uniformité ! La France est diversité ne cessait de rappeler Fernand Braudel. L’unité est possible dans la diversité. Le patriotisme des américains fiers de leur hymne, de leur drapeau et de leur monnaie s’accommode dans le même temps d’une attache profonde à leurs communautés religieuses, sexuelles, ou raciales. Plus que par le communautarisme, ce multiculturalisme européen est surtout sapé par l’édification de murs, et par le repli sur le terroir et un campanilisme étriqué, chauvin et imaginaire. Au nom d’une prétention à l’involution inepte dans un passé inventé, auréolé de pureté, d’autochtonie, faut il se rappeler que l’Europe a surtout engendré depuis cinq siècles des expulsions de juifs, de morisques, des massacres, des pogroms et des génocides. Là sont les réalités dont il faut se souvenir. Si les invasions démographiques relèvent largement du fantasme historiographique, l’histoire de l’Occident est surtout marquée par le rejet, le ghetto et la diaspora alors que la réalité sociale de l’Europe est brassages et mouvements.

Les historiens ont des cousins, les géographes et démographes, qui peuvent nous conduire à réviser cette mobilisation erronée d’une histoire falsifiée qui présenterait le passé comme un horizon d’avenir. Les historiens savent que l’âge d’or n’a jamais existé et les archéologues du Haut Moyen Age pourraient tendre la main aux spécialistes des migrations contemporaines pour montrer que l’histoire a toujours été et demeure mouvement, que le village immobile est une illusion de publicitaire. Tout historien sait que l’on n’arrête pas le temps, que l’on ne revient pas au passé et que la lucidité est le seul courage. Posons donc la question de l’immigration.

Dans la nouvelle mondialisation, l’argent, les marchandises mais aussi les hommes bougent : de plus en plus nombreux et de plus en plus vite.  Cette mobilité humaine est une liberté, celle de circuler. Qui s’en plaindrait ? La déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 reconnaît à chacun le droit de quitter son pays. Cette mobilité accroît la mondialisation des échanges touristiques, des acteurs économiques, des chercheurs comme des pèlerins. Mais lorsque parmi les touristes des Baléares, de Malte, des iles grecques se mêlent des réfugiés ou des migrants, partout les réactions xénophobes s’accroissent, l’exaltation d’une pseudo autochtonie se répand, alors que nous sommes tous des sangs mêlés ; l’amalgame avec l’insécurité et le terrorisme se fait et des murs se construisent partout dans le monde, y compris en Europe (Hongrie, Grece, Espagne). Qu’est devenue la joie qui en 1989 accompagna la chute du mur de Berlin ? Tandis que l’économie de la connaissance nécessite le développement de la peregrinatio academica, certains pays comme la France sous Nicolas Sarkosy mais aussi l’Angleterre ont limité la durée de séjour pour étudier et restreint l’embauche des diplômés étrangers.

Mais l’analyse critique invite toujours  à dépasser les apparences faciles. Rappelons tout d’abord que l’Europe n’est pas le seul foyer d’immigration au monde car les migrations sont régionalisées. Des pôles attractifs se rencontrent sur tous les continents comme l’Afrique du sud, les pays du Golfe, l’Australie, le Japon, la Russie, le Canada et les USA. Voilà qui contredit l’idée que l‘Europe attirerait toute la misère du monde comme l’avait jadis déclaré un premier ministre français et qui nous invite à provincialiser l’Europe. Son sort n’est pas différent de celui contrées de la planète. Voilà qui réfute aussi l’idée démagogique qu’un welfare state européen serait la cause de cet appel d’air vers l’Europe. Or l’Europe n’est pas le seul pôle prospère dans l’univers. L’essor économique des BRICS (Brésil, Russie, Indes, Chine…), même s’il connaît actuellement un ralentissement, a même rendu l’Europe moins attractive, voire en a refait une terre d’émigration qu’elle fût pendant longtemps. Combien d’Européens sont partis depuis le XVIe siècle vers le vaste monde pour fuir la misère ou tenter leur chance ? Or ne voit-on pas aujourd’hui des diplômés grec, irlandais, espagnols rejoindre d’autres continents ou pays plus dynamiques

Les causes des migrations dépendent donc avant tout de la situation des émigrants. La misère, la désertification liée au réchauffement climatique,  la guerre enfin encouragent les plus chanceux et les plus audacieux à partir vers des pays accessibles. L’Europe est en paix, à une économie prospère, et une population vieillissante. Comment n’attirerait elle pas ceux qui cherchent un asile au nom d’un incontestable droit naturel ? En même temps, les démographes qui ne se paient pas de mots car ils comptent savent que ces migrations sont en Europe le principal facteur de croissance démographique. Voilà pourquoi le livre vert européen de 2005 a préconisé une ouverture des frontières.  L’économie européenne a besoin de cette main d’œuvre à bas coût, notamment dans les secteurs du bâtiment, des services à la personne, dans la restauration, le ramassage des ordures comme des fruits. Cette main d’œuvre est parfois clandestine et anime toute une économie souterraine. Il y a 5 millions de sans papier en Europe et on s’en accommode sans vraiment traquer les employeurs.  

Or depuis un an, cette réalité là est reléguée au second plan car les médias montrent des flux de réfugiés politiques cherchant à fuir des zones de combats où les intervention occidentales en Irak et en Libye ont provoqué la chute de l’Etat et favorisé l’avènement de guerre de religion entre sunnites et chiites. Si l’Europe s’accommode des migrations économiques, elle est soudain confrontée à un flot de réfugiés et ne sait que faire. Manquant au devoir d’hospitalité, repliée sur des égoïsmes nationaux, elle laisse les pays méditerranéens en première ligne et n’a aucune politique commune sur le droit d’asile.

Face à ces réalités, que valent les coups de menton des démagogues et autres rossignols enroués du chauvinisme ? Sans compter les petits calculs misérables de politiciens myopes au regard rivés sur les sondages ? Les pays européens doivent travailler à être plus solidaires entre eux et plus coopératifs avec les zones frontalières pour réguler cette mobilité humaine dans une perspective d’hospitalité face à la détresse humaine mais aussi dans l’intérêt de leurs économies. Il faut agir en faveur du développement social et économique de ses partenaires. La politique migratoire ne doit pas seulement être Schengen, Frontex, mais aussi une politique commune d’accueil et de circulation en Europe. Se replier derrière des murs ou derrière des frontières nationales n’est pas la solution. Oeuvrer à régler les crises politiques de Libye ou d’Irak et développer par exemple l’électrification de l’Afrique seraient des opérations plus bénéfiques à tous.

Le plus grave est que cette peur des migrations compromet la construction européenne et même la mobilité en Europe comme l’atteste les volontés de certains de sortir de Schengen. Parce tout d’abord, l’Europe politique donne l’impression qu’elle est impuissante sur ce sujet, comme elle l’est pour régler la crise grecque, ou les guerres récentes sur son sol dans les Balkans ou en Ukraine. Parce que devant cette impuissance collective, certains considèrent le retour le l’Etat national comme la panacée, même si les défis qui se posent le dépasse Parce qu’enfin tous les étrangers sont confondus dans une même figure caricaturale du profiteur ou du terroriste. Dans les pays de l’est européen on redoute les réfugiés, comme en France on redoute les roms, comme il y a peu le plombier polonais et naguère les Italiens ou les Portugais.

Le progrès en Europe ne peut se construire que sur la mobilité, l’échange, la confiance et la solidarité qui permettront aux générations futures de se connaître et de se comprendre. L’Europe, multilingue, multiculturelle, multiraciale et multireligieuse est notre seul avenir pour peser encore dans le monde face à des états quasi continentaux comme l’Inde, la chine, le brésil, les USA. 

21 Juillet 2015, Jean-Marie Le Gall

Source : L’Humanité

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