Une femme se noie, le rafiot qui la transportait avec 500 clandestins vers l'ile de Lampedusa a chaviré: la Comédie Française accueille du 31 janvier au 5 février à Paris le premier volet de trois pièces créées par l'Italienne Lina Prosa, au propos dénonciateur d'histoires résonnant comme des faits divers tristement banals.
C'est un tout petit bout de femme de 62 ans, rompue à la lutte: Lina Prosa, auteur, dramaturge et metteur en scène sicilienne fabrique un théâtre de l'action. "Le théâtre doit prendre en charge la réalité. Il ne doit pas devenir un rite entre quatre murs", dit-elle à l'AFP d'une voix ferme. "Pour moi, c'est impossible d'accepter cette tragédie humaine, de voir la Méditerranée, la mer d'Ulysse, devenir la mer de la mort et de la pauvreté".
C'est en 2003 que Lina Prosa écrit "Lampedusa Beach", dix ans avant le naufrage le 3 octobre 2013 d'une embarcation transportant 500 migrants clandestins africains près de l'île. La catastrophe fait 366 morts, ce qui en fait la plus grande tragédie en Méditerranée depuis le début du XXIe siècle.
"Cela fait vingt ans que c'est une question essentielle pour les Italiens, et surtout pour les Siciliens", rappelle-t-elle. "La Sicile, où je suis née et je vis, est aux premières loges devant cette tragédie, et nous, les artistes, nous devons donner la parole poétique à ces clandestins".
Shauba, jouée par Céline Samie, est la jeune femme africaine du premier volet ("Lampedusa Beach"). Le deuxième texte, "Lampedusa Snow", est directement inspiré d'un fait réel. "Il y a trois ans, j'avais lu dans (le quotidien) La Repubblica l'histoire de migrants déportés dans les Alpes en altitude, sous la neige. Ils sont restés là six mois à attendre leur titre de séjour. J'ai trouvé délirant que ça se passe dans la société où je vis, où je respire", lance-t-elle.
C'est le formidable comédien Bakary Sangaré, à la fois français et malien, qui porte le personnage de Mohamed, l'ingénieur électronicien "déchu", égaré dans la montagne glacée: "il neige en trois points: sur moi, noir d'Afrique, sur les Alpes Orobiques, sur la ruine de la substance", dit-il dans la langue poétique de Lina Prosa.
L'humour pointe en dépit de la gravité du sujet: Mohamed a sagement appris à nager, mais c'est la montagne qui va le tuer. Le chef de la vallée où il est parqué a une association pour la sauvegarde des marmottes: "un jour, il s'occupe de la marmotte, le jour suivant de l'Africain".
C'est nous qui faisons naufrage
Mohamed est un "naufragé par le haut", explique Lina Prosa, alors que Shauba, qui coule à pic dans la mer, "est naufragée par le bas".
Le troisième opus raconte l'arrivée à Lampedusa de parents à la recherche des deux jeunes gens. Leur voyage est un "naufrage horizontal", sourit la dramaturge. "Leur permis de séjour expire, et ils finissent clandestins".
Au-delà de la tragédie des migrants africains, "Triptyque du naufrage" porte sur "la décadence de la société occidentale", souligne Lina Prosa. "Le migrant, le clandestin nous tendent un miroir. Qu'y voyons-nous? C'est nous qui faisons naufrage, parce que nous avons perdu les valeurs de fraternité, d'hospitalité".
Les migrants ne sont pas pour elle "un malheur", mais une richesse: "le clandestin a un rêve, il cherche quelque chose, alors que nous qui avons tout, nous avons perdu le sens de notre vie".
Lina Prosa dirige à Palerme (Ialie) un espace de création, le Teatro Studio Attrice / Non, qui travaille avec des professionnels ou amateurs, toujours à partir de la réalité. Le projet "Amazzone" sur le cancer du sein donne lieu à un spectacle théâtral tous les deux ans.
"Lampedusa Beach" sera donné à Palerme en mars, et la trilogie l'an prochain.
24 jan 2014, Marie-Pierre FEREY
Source : AFP