Le bateau des passeurs devait emmener Esanoullah Safi, sa femme et leur quatre enfants vers la Grèce, l'Europe. Quatre jours plus tard, il mime avec deux cuillères en plastique le naufrage qui a probablement coûté la vie à tous les siens et met en cause les autorités grecques.
En débarquant jeudi du ferry qui l'a rapatrié de l'île de Leros, dans le sud-est de la mer Egée, vers Athènes, cet Afghan de 38 ans n'a que ses larmes à montrer et les cinq doigts de sa main pour dire sa perte: sa femme, ses deux fils de 18 mois et 11 ans, ses deux filles de 8 et 9 ans.
Tous sont portés disparus dans le naufrage survenu dans la nuit de dimanche à lundi près de l'îlot de Farmakonisi, à quelques kilomètres des côtes turques. Onze personnes au total, trois femmes et huit enfants selon les rescapés, manquent à l'appel.
La peine de la quinzaine de survivants, Afghans en majorité, se mêle d'incompréhension pour les conditions dans lesquelles la catastrophe est arrivée: tous avaient cru leur salut arrivé lorsque la vedette des garde-côtes grecs avait surgi dans la nuit.
"Notre moteur avait calé. Deux garde-côtes sont montés dans notre bateau, ils ont tiré en l'air en nous ordonnant de ne pas bouger. Puis ils ont attaché une corde à l'avant du bateau et la vedette a commencé à nous remorquer", raconte Esanoullah Safi, à l'aide d'un traducteur de l'ONG "Conseil grec pour les réfugiés".
Première surprise: les Grecs prennent la direction des côtes turques, affirme-t-il. "J'en suis sûr, parce qu'on voyait les lumières de la côte d'où on venait".
L'inquiétude grandit parmi les passagers lorsqu'ils constatent que la vedette les tracte à grande vitesse, que de l'eau entre dans l'embarcation des migrants ballottée dans une succession de zig-zag "comme si nous étions des animaux".
"Les deux garde-côtes qui étaient avec nous ont demandé à leurs collègues de ne pas aller si vite. La vedette s'est arrêtée et les deux garde-côtes l'ont rejointe. Le bateau a redémarré encore plus vite".
"Prisonnier"
toujours à l'aide de deux cuillères en plastique, Esanoullah Safi reconstitue la suite: l'arrière de l'embarcation des migrants qui se soulève sous l'effet de la vitesse, les paquets d'eau toujours plus nombreux, les femmes et les enfants réfugiés à l'intérieur de la cabine, des cris, la vedette qui s'arrête et sa remorque qui chavire.
"Les femmes et les enfants sont restés prisonniers dans la cabine", décrit le père de famille qui avait pris la route il y a plus de deux mois depuis la province afghane de Kounar. Seul, il avait déjà vécu l'expérience de migration clandestine il y a plusieurs années, et vécu notamment en Suède.
Il assure encore que les naufragés tombés à l'eau, agrippés à la vedette des garde-côtes, ont essuyé des coups destinés à leur faire lâcher prise. "Mais ils ont vu que nous ne lâchions pas, puis ils ont vu qu'un bateau turc arrivait et nous ont hissés à bord".
La version des autorités grecques est à l'antithèse de ces accusations: position de l'embarcation à l'appui, elles contestent avoir voulu repousser les clandestins vers la Turquie, en violation des conventions internationales.
Un transbordement sur le bateau des garde-côtes aurait été dangereux compte-tenu de la météo, argumentent-elles encore, affirmant que les migrants ont fait chavirer le bateau lorsque deux d'entre eux sont tombés à l'eau.
Le ministre de la Marine Miltiades Varvitsiotis a souligné jeudi que "lorsque vous avez de la mer (forte, ndlr) et plus de 20 personnes peu familières de cet élement dans un petit bateau de pêche, les choses ne sont pas simples".
Le haut-commissariat de l'ONU aux réfugiés (HCR), le conseil de l'Europe, Amnesty International ont insisté pour que la Grèce "fasse toute la lumière" sur l'accident.
24 janv. 2014, Sophie MAKRIS
Source : AFP