mercredi 27 novembre 2024 22:49

Immigration, la nouvelle donne

Au cours de cette campagne présidentielle, le débat sur l'immigration n'a pas reposé sur un véritable diagnostic. Pire, les éléments fournis souffrent de graves inexactitudes, et les propositions qui en découlent ne peuvent que s'avérer inadaptées. L'idée d'une nécessité de réduire les flux a été acceptée sans véritable diagnostic. Regarder les choses de manière rationnelle permettrait de dessiner les lignes d'une politique économique de l'immigration et des migrations efficace et débarrassée de l'instrumentalisation politique.

Contrairement au matraquage sur le sujet, la France n'est plus un grand pays d'accueil. En flux, l'accueil d'immigrés permanents se situe entre 160 000 et 180 000 personnes par an lorsque l'on considère l'ensemble des personnes qui viennent s'y installer, ce qui représente 0,2 % de la population française. D'après les chiffres publiés par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la France présente l'un des taux d'immigration les plus faibles parmi les pays membres de cette organisation.

En outre, si l'on raisonne en termes d'immigration nette, ce ne sont plus que 100 000 individus par an qui s'installent en France. Elle se place avec l'Allemagne juste après le Japon, pays le plus fermé des pays de l'OCDE. L'Allemagne a néanmoins accueilli près de trois millions d'Aussiedler, de « rapatriés », depuis 1990, et a entamé un débat profond pour une ouverture régulée des flux d'immigration de travail. Elle reçoit aussi environ 300 000 travailleurs temporaires et saisonniers, alors que la France n'en accueille que quelques milliers par an.

En termes de population résidente, selon la définition de l'Insee de la population immigrée (incluant les naturalisés), la France se place également très largement en dessous de la moyenne des pays de l'OCDE. La prise en compte des immigrés en situation irrégulière ne change pas ce classement. En France, la seule estimation dont nous disposons avance un chiffre de 200 000 à 400 000 en stock.

Par ailleurs, si l'on veut réellement comparer les pays en matière d'ampleur relative des migrations internationales, il faut rapporter les flux d'immigration permanente à la taille d'une cohorte de jeunes adultes (des 20-24 ans par exemple). Cette part a représenté plus de 50 % sur la période 2004-2007 pour l'ensemble des pays de l'OCDE. Ce critère classe encore la France parmi les derniers pays, avec 20 % d'immigration par rapport à la classe d'âge des 20-24 ans, soit deux fois moins que la moyenne des pays de l'OCDE.

La politique française restrictive sur l'immigration de travail ne permet pas de répondre aux besoins de l'économie française. Les flux sont en effet trop bas pour cette immigration, au nombre de 20 300 en 2009, soit 11 % de l'ensemble des flux d'immigration permanente. Si l'on retire les migrations de libre circulation (environ 50 000), c'est-à-dire 30 % des flux, il ne reste plus que les migrations familiales, régies par les conventions internationales (84 000), soit 47 % des flux, les migrations humanitaires (8 700) pour 5 % des flux, et autres (visiteurs...) pour les 7 % restants. La réalité est que nous perdons de plus en plus la course à l'attraction des compétences mondiales, véritable clé de la compétitivité industrielle et de la relocalisation des activités sur le sol national.

Le fait que l'économie française ait besoin de l'immigration pour répondre à des problèmes de difficultés de recrutement dans certains secteurs et certaines régions n'est pas contradictoire avec l'existence d'un taux de chômage important. On doit avoir en tête la polarisation de la spécialisation de l'économie française sur quelques secteurs de très haute technologie, d'une part, et dans les biens et services intensifs en travail non qualifié, d'autre part (le secteur des services concentre 75 % de l'emploi en France, dont plus de la moitié dans les services de proximité).

Le modèle français d'immigration est passé d'une logique d'organisation de l'immigration par les principales branches du fordisme (sidérurgie, textile, automobile, BTP, mines...) jusque dans les années 1970 à la mise en place de contrats bilatéraux avec les pays d'origine concernant des personnels qualifiés et peu qualifiés. Les années 2000 se traduisent par la mise en oeuvre d'un régime hybride : d'un côté un régime qui cherche à se rapprocher du modèle d'immigration sélective à des fins d'emploi (la liste des métiers), de l'autre un rapprochement du régime sud-européen d'immigration d'ouverture ou de fermeture en fonction des rythmes de croissance économique. Mais il ne s'agit pas de confier à la politique d'immigration le rôle de gérer à long terme les problèmes structurels du marché du travail.

Inefficacité et inéquité sont les deux caractéristiques de la politique française d'immigration de ces dernières années. En effet, la politique d'« immigration choisie » n'est pas en mesure de répondre aux objectifs de sélection, à savoir l'attractivité de la France pour les personnels hautement qualifiés. Le signal envoyé aux migrants très qualifiés par une politique française répressive, alliée à une communication xénophobe récurrente, influence négativement les stratégies d'émigration des plus qualifiés d'entre eux. Ces derniers préfèrent les pays d'Amérique du Nord ou le Royaume-Uni à la France. La France sort perdante de ce jeu de la compétition pour l'attractivité des talents et des compétences.

Réformer totalement la politique française d'immigration, qui combine aujourd'hui de manière perverse politique sélective à des fins d'emploi et politique de stigmatisation devrait être une priorité.

Contrairement au piège dans lequel le débat public a été enfermé, le problème de l'efficacité des politiques d'immigration n'est pas entre fermeture ou ouverture. Ce tabou avait déjà été cassé à juste titre par l'ancien président de la République lors des premiers mois de son mandat. On peut discuter d'une politique plus efficace qui réponde aux besoins de la France. Mais il ne s'agit pas de confier à la politique d'immigration le rôle de gérer à long terme les problèmes structurels du marché du travail.

En premier lieu, il faut, en s'inspirant des exemples en vigueur dans certains pays européens, au Canada et aux Etats-Unis, créer un permis de résidence permanent, en fonction de critères précis. Comme le montrent de nombreux travaux, plus les personnes présentes sur le territoire ont un horizon certain, plus leur intégration est facilitée. En outre, la multiplicité des statuts existants, illisibles et inefficaces, la précarité du statut de résidence, à laquelle s'ajoute le durcissement des possibilités d'accès à la nationalité, créent des situations d'incertitude sur l'avenir pour les migrants, qui peinent à construire des projets en l'absence de perspectives pour atteindre l'égalité des droits et la pleine citoyenneté. Il est nécessaire d'appliquer les droits, de renforcer la lutte contre les discriminations et d'adopter le droit de vote des migrants non européens aux élections locales, une promesse réitérée par le nouveau président.

Par ailleurs, une nouvelle loi de régularisation sur des critères lisibles pour tous, transparents et non discrétionnaires, donnant droit à un recours auprès d'une instance indépendante, est une nécessité pour des raisons d'efficacité économique et d'équité. Il faut aussi lutter contre les trafics de main-d'oeuvre en pénalisant les donneurs d'ordres dans les chaînes de sous-traitance en cascade dans les secteurs comme le BTP, le textile ou la restauration.

En second lieu, il faut désinstrumentaliser les migrations de travail. Une possibilité à explorer serait la création d'une commission indépendante, à l'instar du Migration Advisory Committee britannique ou d'une proposition similaire en cours de discussion aux Etats-Unis. Cette haute autorité indépendante serait composée de partenaires sociaux, de personnalités morales qualifiées, de magistrats, de chercheurs... Le même comité pourrait avancer des propositions concernant l'organisation des capacités d'accueil. La proposition de mener ce débat au Parlement porte le risque d'une politisation encore plus forte, conduisant inévitablement, comme le montre l'exemple des pays qui la pratique, à des choix partisans et figés, très éloignés des réalités économiques.

En troisième lieu, une politique d'immigration efficace est une politique qui favorise la mobilité des migrants en garantissant la transférabilité et la continuité des droits. Cela permet aux migrants de retourner, investir et travailler dans les pays d'origine sans perdre leurs droits d'immigrés. Ils sont ainsi encouragés à la prise de risques d'investissement dans le pays d'accueil et dans le pays d'origine.

Il faut ensuite repenser complètement la coopération de l'Union européenne, et de la France en particulier, avec les pays du Sud, et tout particulièrement du sud de la Méditerranée. D'un côté les politiques dites de développement solidaire impliquant les accords de réadmission sont inefficaces et injustes ; de l'autre côté, à l'aune du « printemps arabe », qui consacre l'implosion de l'ancien « pacte euroméditerranéen », un nouveau pacte régional doit se construire, permettant de développer un véritable espace de circulation des compétences.

Il faut également éliminer ou réduire fortement les prélèvements sur les transferts des migrants, qui représentent aujourd'hui la première source d'entrée de devises dans les pays en développement. L'une des grandes injustices est le poids excessivement élevé des prélèvements des organismes réalisant ces transferts (Western Union, Moneygram, etc.).

Il est enfin possible de penser une politique de partage plus équitable des bénéfices de la mobilité internationale des qualifiés, qui font parfois cruellement défaut à l'économie de leur pays d'origine, qui a souvent contribué à financer la formation. On pourrait envisager de promouvoir à l'échelle internationale l'instauration d'une taxe compensatrice sous forme d'augmentation de l'Aide publique au développement au prorata des préjudices subis par les pays pauvres, dont le seuil d'expatriation des hautement diplômés dépasse 15 % à 20 %.

Le nouveau président sera confronté à son bilan en matière d'immigration. S'il est juste et efficace, il pourra le mettre à son actif et s'enorgueillir d'avoir contribué à faire porter sur l'immigration un nouveau regard. Inversement, si cette question reste maltraitée, sous-estimée, voire abandonnée à ses pourfendeurs, elle risque de ternir l'image du changement démocratique que des millions de français ont appelé de leurs voeux le 6 mai.

14/5/2012, El Mouhoub Mouhoud, professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine

Source: Le Monde

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