Des usines sans immigrés, voilà ce à quoi rêvent la plupart des candidats à l’élection présidentielle à la recherche de solutions pour réindustrialiser la France. Au moment où l’immigration, à droite dans la campagne, fait figure de «problème» et où Renault délocalise une partie de sa production à Tanger, une plongée rétrospective à La Plaine rappelle à quel point développement industriel et immigration sont liés.
Bidonville du Cornillon en 1963. © Fonds Pierre Douzenel
À partir du début du XXème siècle, cette zone de Seine-Saint-Denis, autour de la rue du Landy, à mi-chemin entre Saint-Denis et Aubervilliers, a été le point d’ancrage de milliers d’Espagnols. Dans un livre paru en 2004 aux éditions Autrement, La Petite Espagne de la Plaine-Saint-Denis, 1900-1980, l’historienne Natacha Lillo retrace le parcours cette communauté et son inscription dans le paysage urbain, en faisant revivre l’atmosphère des cours intérieures, des balustrades en bois, des bistrots, des discussions sur le pas de la porte, de la paroisse un temps franquiste, des réseaux anarchistes et communistes, des chants des fêtes de Noël et du nouvel an.
Elle raconte ces trajectoires ouvrières et la dureté des conditions de vie, la boue, les baraques, le travail à la chaîne, l’insalubrité, déconstruisant le mythe de l’intégration rapide et facile des immigrés «européens» à opposer à une supposée incapacité culturelle des extra-communautaires à s’inscrire dans la société française.
Son travail est le résultat d’une thèse réalisée à partir d’archives préfectorales et municipales, d’enquêtes des Renseignements généraux, des registres de baptêmes et de mariages, de la presse locale et d’entretiens avec des habitants ou d’anciens habitants du quartier. Compte-rendu.
Ancienne nécropole des rois de France, Saint-Denis vit à plein la révolution industrielle et devient la ville de la région parisienne où sont implantées le plus d’entreprises en raison de la présence de terrains plats, de canaux et de voies ferrées facilitant l’acheminement de charbon depuis les mines du Nord et de Belgique, de métaux venus du bassin de Lorraine et de matières premières en provenance de l’étranger, convoyées par la Seine depuis les ports du Havre et de Rouen.
Le long de l’avenue de Paris, rebaptisée Président-Wilson en 1918, s’installent non seulement des entrepôts et sociétés, mais aussi des immeubles d’habitation. C’est là que logent les première familles italiennes et espagnoles, dans des petits immeubles «édifiés à la va-vite des numéros 96 et 100».
Deux entreprises jouent un rôle déterminant: la verrerie Legras, spécialisée dans la production de bouteilles de verre soufflé, dénoncée comme un «bagne» exploitant des enfants espagnols de moins de 13 ans, alors l’âge légal au travail, et la tréfilerie Mouton, fabriquant de pointes d’acier, fil de fer et grillage, réputée se fournir en main d’œuvre dans les provinces pauvres de Cáceres et de la Vieille-Castille.
Côté Aubervilliers, la proximité avec les abattoirs de la Villette favorise le développement des industries chimiques qui récupèrent les déchets d’origine animale. Dédiée aux engrais, la principale usine, Saint-Gobain, cohabite avec des fabriques de vernis, de colles, de couleurs, d’encres et d’huiles. Ça fume de toutes parts. Les produits toxiques s’infiltrent dans le sol, l’air empeste des centaines de mètres à la ronde.
Des journaliers aux salaires de misère, des paysans exclus par les grands propriétaires terriens: les émigrés partent en raison de l’extrême pauvreté dans leur pays d’origine, malnutrition et retard médico-sanitaire se traduisant par des épidémies et des taux de mortalité élevés. Les famines de 1904-1905 et de 1912 provoquent des départs en pagaille.
«Les originaires du nord de la province de Burgos étaient pour la plupart de très jeunes gens issus de familles pauvres, embauchés par des compatriotes sans scrupules qui les plaçaient ensuite dans des entreprises de la Plaine. En revanche, les immigrants venus d’Estrémadure semblent avoir été des adultes ayant choisi de quitter leur terre de leur plein gré; et dès le premier conflit mondial, ils mirent en place de solides réseaux migratoires.»
Entrée du bidonville du Cornillon en 1963. © Fonds Pierre Douzenel.
Ces prémices migratoires n’ont rien d’idyllique. Les trafics de jeunes gens font la Une des journaux. «Ce phénomène était en grande partie dû à la présence de plusieurs foyers accueillant divers ‘frères’, ‘cousins’, ‘amis’ et ‘pensionnaires’, dénominations qui cachaient en réalité un véritable trafic de main d’œuvre. Des adolescents étaient recrutés par des compatriotes dans les campagnes pauvres de Vieille-Castille, notamment dans un réseau de petits villages du nord de la province de Burgos. Après les avoir fait embaucher par de grandes entreprises de la Plaine où ils travaillaient eux-mêmes, notamment des verreries, les padrones empochaient la majorité de leur salaire au titre de dédommagement des frais de transport, d’hébergement et de nourriture. Pour éviter tout départ anticipé, les jeunes manœuvres, eux, n’en touchaient que le reliquat au bout d’une année de travail.»
Un article du quotidien socialiste Le Matin fait état, un jour de novembre 1912, de contrôles policiers à la verrerie Legras. Y est évoqué le sort des adolescents «malingres, rachitiques, vêtus de loques, couverts de crasse» qui, pour certains, «portaient sur le corps d’affreuses plaies provenant de brûlures non soignées». Des peines de prisons sont prononcées contre les immigrés à la tête de ces «réseaux». Président du Syndicat des maîtres de verreries de France, l’employeur échappe, lui, à toute poursuite.
Pendant la Première Guerre mondiale, les arrivées s’accélèrent à La Plaine car les industries chimiques et métallurgiques, qui tournent à plein, manquent de main d’œuvre à la suite des départs au front des ouvriers français.
L’arrivée à la gare d’Austerlitz reste un moment mythique. «Avec les enfants, ils sont allés à pied à la Plaine-Saint-Denis, où ils se sont installés passage Boise.» «Comme bagages, ils portaient des sacoches de cheval en travers de l’épaule (…) À la gare, les gens les regardaient comme des bêtes curieuses, ils essayaient de les toucher.»
L’immigration familiale, que Claude Guéant, dans la foulée de Brice Hortefeux, d’Éric Besson et de Nicolas Sarkozy, s’échine à réduire, est alors vue comme un bienfait. Dès cette époque, néanmoins, l’argument avancé n’est pas celui du respect du droit à vivre en famille, mais de la «sûreté». Une circulaire du ministère de l’armement adressée aux industriels et publiée le 19 mars 1917 dans le Bulletin des usines de guerre estime que «ces agglomérations anormales de travailleurs isolés présentent des inconvénients graves à tous les égards» et préconise le recrutement familial, tout en soulevant les «problèmes de logement» que cela risquerait d’entraîner.
Hôtel meublé dans l'immeuble fermant l'impasse du Chef-de-la-ville en 1947. © Fonds Pierre Douzenel
Une fois remplis les hôtels meublés de l’avenue de Paris, les immigrés et leur famille s’installent dans un périmètre délimité par les rues du Landy et de la Justice, entre les usines. Tout fait l’affaire, des caves d’immeubles aux baraques construites à la hâte en passant par les anciennes remises de maraîchers. Les propriétaires des terrains louent à tout va, si bien que les parcelles se bâtissent de manière anarchique, sans que les municipalités n’aient leur mot à dire.
Ça part dans tous les sens, masures de bric et de broc qui s’édifient dans une réminiscence des architectures du sud de l’Espagne. Sans eau courante, ni électricité, les témoignages reviennent systématiquement sur les «eaux souillées», cette fange «noire, grasse et répugnante», ces odeurs pestilentielles, les WC partagés au fond des courras, la saleté des rues boueuses les jours de pluie, les épidémies de rougeole et les maladies respiratoires liées à la présence des fumées industrielles. Cette absence totale de viabilisation durera jusque dans les années 1950. Au Cornillon, à Pleyel et au Franc-Moisin, les lotissements à la va-vite prennent eux la forme de bidonvilles.
Dès la fin de la guerre, le quartier acquiert son nom de Petite Espagne. Dans les années 1920, plus de 2.200 ressortissants espagnols y résident. En 1931, ils dépassent les 4.000. Dans certaines impasses, ils représentent plus de 80% des habitants. Avec Aubervilliers, ce sont près de 8.000 compatriotes recensés.
Forme de ghettoïsation avant l’heure, cette concentration est mal vue. Le quartier est réputé mal famé et les voisins français vivent l’arrivée des familles comme une «invasion», preuve que l’intégration pour quelque origine que ce soit a toujours été semée d’obstacles. Les enfants d’alors se rappellent de telle institutrice «raciste» ou de tel camarade de classe les traitant de «pois chiches» ou de «pingouins».
La France et ses immigrés vus de La Plaine
Pas de France sans immigrés. Un précédent billet a rappelé ce que l’industrialisation à La Plaine, en Seine-Saint-Denis, devait à l’apport des populations étrangères. Celui-ci montre que l’intégration n’a jamais été un long fleuve tranquille, y compris au début du siècle passé avec des familles de confession… catholique.
Dans l’entre-deux guerres, la zone où se rejoignent Saint-Denis et Aubervilliers est un entrelacs d’usines et de cabanons. Environ 8.000 Espagnols y vivent et y importent leurs habitudes. Dans un livre paru en 2004 aux éditions Autrement, La Petite Espagne de la Plaine-Saint-Denis, 1900-1980, l’historienne Natacha Lillo souligne que cette concentration est perçue comme une menace par les résidents français qui voient l’arrivée de ces personnes comme une «invasion». Les enfants espagnols d’alors se rappellent de telle institutrice «raciste» ou de tel camarade de classe les traitant de «pois chiches» ou de «pingouins».
Les vieilles coupures de presse débordent de stéréotypes. Reporter au Petit Parisien, Pierre Frédérix, n’en croit pas ses yeux de Parisien propret dans un article du 15 juillet 1937 consacré aux «étrangers en France»: «À peine a-t-on avancé de quelques pas, les portes et les fenêtres s’ouvrent. Des têtes apparaissent: des cheveux noirs et luisants; des faces bouffies et des faces creuses; des figures de femmes au teint olivâtre, qui pourraient être belles, et qui sont malsaines. Là-dessous, des corsages aux couleurs criardes ou des loques noires. Des enfants courent. ‘Niño!’ hurle une matrone. ‘Niño!’ Suit un torrent de phrases en espagnol. Est-on en France? Non, en Espagne. Mais dans un coin d’Espagne empuanti par des odeurs chimiques. Un coin d’Espagne où, si l’on entre, on est suspect. ‘Ce type, pourquoi vient-il nous déranger?’»
Au même moment, les rapports de la Sûreté générale font état d’un climat plutôt pacifique. «En résumé, la Colonie Espagnole de la Plaine-Saint-Denis, laborieuse et respectueuse des Pouvoirs Publics, a su s’attirer des sympathies dans presque tous les milieux. Elle semble vivre en harmonie au sein de notre population, et n’apparaît pas comme un élément de désordre ou d’inquiétude», peut-on lire dans une note administrative de juin 1931.
Devenus âgés, les témoins de cette période se souviennent des modes de vie de leur petite enfance comme d’un mélange de coutumes venues d’outre-Pyrénées et de mœurs caractéristiques des milieux populaires de la banlieue parisienne. Une culture singulière prend forme. Dans un livre de souvenirs, Impasses, publié en 1999, Émile Mardones s’en fait l’écho: «Outre les corvées d’eau, ma mère m’envoyait de temps en temps en courses (…). Je devais acheter du bacalao (morue) (…) à la boutique de la mère Manuelle, boutique qui se trouvait à droite, avant le passage Boise. Après avoir passé la porte qui carillonnait, on entrait dans une grande pièce qui sentait le chorizo, le fromage, les olives qui nageaient dans des tonneaux en bois. Sur les comptoirs, les étagères, c’était un véritable capharnaüm de l’alimentation; du plafond, dégringolaient des stalactites de saucissons, de jambons et autres mortadelles.»
Il se souvient aussi des jeux risqués sur les déjà-friches pour récupérer de quoi se chauffer: «Avec des jeunes du quartier, on se retrouvait sur le terrain vague (…) et nous attendions le passage d’un convoi de charbon; les rails faisant une courbe, nous nous cachions afin que le mécanicien ne nous voie pas. Sitôt la locomotive passée, nous grimpions sur les wagons remplis de charbon jusqu’à ras bord et, avec nos mains, nous en faisions tous tomber des morceaux sur la voie.»
Sont décrits aussi: les chaises et les bancs sur les pas de portes pour discuter dehors, les fêtes de Noël et ses défilés où chacun tape sur des casseroles en parcourant les rues, les chants et les jeux de carte partagés, la passion intergénérationnelle du football et le «fragnol», langue commune propre à La Plaine.
Autre pan de la vie collective: les rapports avec l’Église (catholique) sont fluctuants, et globalement décroissants, le Patronato, au 10 rue de la Justice, ayant été construit en vue de maintenir la foi et l’allégeance au roi et d’empêcher le développement des idées politiques alternatives. À certains moments, notamment lors des périodes de crise, le Hogar attenant à l’église tenue par les Clarétains rencontre un certain succès. En tant que Société catholique de secours mutuel, il fournit les habitants en nourriture, en vêtements, en médicaments et en activités de toutes sortes (y compris le cinéma), mais son influence est concurrencée par les réseaux anarchistes et, dans une moindre mesure, communistes.
Les conditions de travail sont rudes. La première génération d’immigrants est le plus souvent analphabète ou de bas niveau d’éducation. Comme les Belges, les Italiens et les Polonais, les Espagnols occupent les métiers les plus difficiles et dangereux, ceux dont les Français ne veulent pas. La deuxième génération monte en grade de qualification: les fils trouvent à s’employer comme tourneurs, outilleurs, fraiseurs, électriciens, les filles comme sténo-dactylos, secrétaires et aides-comptables, quand leurs mères ne travaillent pas ou font des ménages.
Point d'eau dans les années 1950. ©Fonds Pierre Douzenel
Suivant les cycles économiques, leur situation se complique dramatiquement dans les années 1930. Les licenciements massifs les touchent en priorité. Le chômage explose: en 1936, un homme sur deux, dans le quartier, se retrouve sans emploi. Pour éviter le pire à leurs enfants, certains entament des procédures de naturalisation, ce qu’ils n’avaient pas fait jusque-là. Mais, note Natacha Lillo, «l’administration semble avoir tout fait pour freiner les procédures et ce n’est qu’à partir de 1938 que plusieurs d’entre elles aboutirent enfin, vraisemblablement parce que les craintes d’un conflit avec l’Allemagne rendaient nécessaire la présence d’un maximum d’hommes sous les drapeaux». Beaucoup repartent au pays.
Avec la mobilisation des travailleurs français, la Seconde Guerre Mondiale permet à de nombreux Espagnols de retrouver du travail. Mais ils ne sont épargnés ni par la faim, car ils n’ont pas de famille en province, ni par les Allemands qui organisent des descentes à La Plaine pour rafler des prisonniers politiques. Carmen M., dont la famille vivait impasse Boise, se rappelle ce jour de septembre 1941: «Un camion de militaires allemands s’est arrêté en face d’un café, rue du Landy, et les militaires se sont répartis dans toutes les impasses. J’étais seule à la maison avec ma mère, ma sœur et mon grand-père paralysé. La première maison dans laquelle les Allemands sont entrés, c’est la nôtre. Un grand officier avec des galons et un long manteau est entré dans la pièce où je dormais avec mon grand-père et a brandi une lampe torche. Il cherchait à allumer la lumière mais nous n’avions pas l’électricité.»
Une vieille dame rue du Port à Aubervilliers. ©M. et H. Jimenez
Peu de temps avant la Libération, les bombardements aériens anglais visant les voies de chemin de fer et les usines stratégiques laissent des traces durables dans les esprits. Dès 1945, la mairie de Saint-Denis intègre les résistants espagnols morts fusillés ou en déportation aux martyrs communistes de la ville. Signe parmi d’autres: la rue de la Justice est rebaptisée en rue Cristino-Garcia, du nom d’un résistant républicain espagnol assassiné par Franco.
Dans l’après-guerre, de nombreux réfugiés politiques s’installent à La Plaine, rejoints, dans les années 1950 et 60 par des milliers de compatriotes venus pour travailler. C’est les Trente glorieuses, et la France a besoin de main d’œuvre. Frères, soeurs et autres cousins sont accueillis à bras ouverts. Lors du recensement de 1968, la communauté espagnole connaît son apogée avec 607.000 personnes. Les Italiens sont dépassés. À Saint-Denis, ils sont alors 4.423, et de même que leurs prédécesseurs, ils viennent de la campagne et sont embauchés comme ouvriers spécialisés dans l’industrie ou sur les chantiers. La Seine-Saint-Denis est encore un pôle important avec Jeumont-Schneider, Tréfimétaux et Alsthom.
Parmi les nouveaux venus, les hommes sont manœuvres et les femmes ménagères. Mais les augmentations salariales et les prestations sociales leur permettent de mieux vivre, d’économiser, de retourner au pays et de s’y faire bâtir une maison en prévision des vieux jours. Dans les années 1960, l’électricité fait son apparition dans les passages, puis l’eau courante. Portée par une relative ascension sociale vers des postes du tertiaire plus qualifiés, les enfants ont tendance à quitter le quartier. Les mariages mixtes, de plus en plus nombreux, ont le même effet de dissolution.
Les départs sont progressifs. La Plaine se vide de ses Espagnols. La population d’origine portugaise et maghrébine prend le relais suivie par de nombreux travailleurs originaires d’Afrique subsaharienne, notamment des Cap-Verdiens. Et c’est une autre histoire de l’immigration qui commence, mais d’une certaine manière la même.
26 Mars 2012, Carine Fouteau
Source : Médiapart
Industrialisation & immigration à La Plaine
Publié dans Médias et migration
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