mardi 26 novembre 2024 18:26

Islam, attaque contre le multiculturalisme... la dés-intégration de l’Europe

Nicolas Sarkozy, Angela Merkel, David Cameron... Des dirigeants européens s’attaquent au «multiculturalisme» dans le dessein transparent d’attirer les électeurs d’extrême droite. Mais ils menacent des décennies de politique de main tendue à destination des communautés musulmanes.

L’un après l’autre, les dirigeants des pays à plus forte destination d’immigration se sont présentés sur le devant de la scène afin d’affirmer leur répudiation solennelle d’une politique qui n’existe pourtant plus depuis longtemps. Ces derniers mois, la Chancelière allemande Angela Merkel, le Premier ministre britannique David Cameron et le Président français Nicolas Sarkozy ont fait savoir que le multiculturalisme ne pouvait plus être la doctrine continentale d’intégration des immigrés.

«L’approche multiculturelle, selon laquelle nous vivrions simplement les uns à côté des autres et que nous nous apprécierions les uns les autres, est un échec cinglant», a déclaré Merkel dans un discours prononcé en octobre 2010.

«Avec la doctrine du multiculturalisme d’Etat, nous avons encouragé différentes cultures à mener des vies séparées, à l’écart les unes des autres et en dehors du courant principal. Nous ne sommes pas parvenus à offrir une vision de la société à laquelle elles souhaitent appartenir», a déclaré Cameron en février 2011.

«Le multiculturalisme est un échec. La vérité, c’est que dans toutes nos démocraties, on s’est trop préoccupé de l’identité de celui qui arrivait et pas assez de l’identité du pays qui accueillait», a annoncé Nicolas Sarkozy à la télévision française, fin février.

Ces déclarations inhabituellement convergentes semblent indiquer un tournant dramatique dans les relations de l’Europe avec sa population musulmane, principale cible de ces réformes putatives. Ces discours ont pour objet de donner des représentants politiques l’image de personnes en plein contrôle de leur destiné nationale, traçant, avec courage, une nouvelle voie pour leurs sociétés. Mais la réalité est bien moins grandiose. Merkel, Cameron et Sarkozy tentent simplement de recoller à l’aile droite de leur base électorale en sacrifiant un homme de paille –le multiculturalisme– et l’on peine à trouver de rares propositions concrètes derrière leur nouvelle posture volontariste.

De surcroît, ils négligent et mettent en danger des années de travail de leurs propres ministres de l’Intérieur visant à réformer et rationaliser des années de politique exigeante, mais équitable à l’égard des organisations musulmanes.  Ce faisant, ces dirigeants jettent précisément de l’huile sur le feu qu’ils souhaitent éteindre: la montée d’un populisme d’extrême droite, fondé sur le rejet de l’Islam.

De l'antisémitisme des années 1930 à la focalisation sur l'immigration musulmane

Les opinions anti-immigrées, pour la première fois exprimées en Europe à la fin du XXe siècle, ont gagné en intensité avec la psychose sur le terrorisme des années 2000 et ont été encore renforcées par l’émergence d’un sentiment anti-islamique au début des années 2010. Nous assistons là à l’impact politique délétère de la crise économique de 2008-2009, ayant pour résultat la montée d’une vague populiste à travers toute l’Europe occidentale.

Cette vague s’incarne généralement dans les partis d’extrême droite –bien que certains d’entre eux, comme aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne, accueillent en leur sein des éléments plus libéraux, en défense des droits des homosexuels et des femmes. (L’English Defence League a, par exemple, une branche juive et une autre homosexuelle.) Tous ces mouvements populistes ont toutefois une caractéristique commune: ils sont clairement anti-islam. Tout comme l’antisémitisme était le dénominateur commun des mouvements populistes des années 1930, la focalisation sur l’immigration musulmane est devenu le trait déterminant des partis anti-establishment de l’Europe actuelle. La conséquence logique est le glissement des partis de centre droit vers la droite, par peur de perdre leur électorat.

Et le virage à droite est consommé. En Allemagne, le discours de Merkel avait pour but de se raccrocher au débat national provoqué par le best-seller de Thilo Sarrazin, Deutschland schafft sich ab, (l’Allemagne court à sa perte) et par la branche la plus radicale de sa coalition gouvernementale. Sarrazin, ancien membre du directoire de la Bundesbank (un poste qu’il a dû quitter en raison du scandale provoqué par son livre, NdT) et membre du parti social-démocrate (SPD, centre gauche) a vendu plus d’un million d’exemplaires de son ouvrage, qui dénonce le nivellement par le bas de l’Allemagne provoqué par l’immigration musulmane.

En Grande-Bretagne, Cameron doit garder un œil sur son aile populiste ainsi que sur le British National Party. Aux Pays-Bas, le Premier ministre Mark Rutte sévit contre le port du voile et d’autres signes d’appartenance à la religion musulmane chez les fonctionnaires et les récipiendaires de l’assurance-chômage afin d’obtenir le soutien de la faction anti-islam de Geert Wilders. En France, Nicolas Sarkozy est aussi parvenu à séduire les électeurs du Front national de Jean-Marie Le Pen en 2007 en utilisant le thème de «l’identité nationale», puis a entretenu la flamme en lançant un débat officiel sur le sujet en 2009 et un autre sur le port de la burqa en 2010. Son parti, l’UMP, a annoncé un autre débat sur «l’islam et la laïcité».

16 millions de musulmans en Europe, les deux tiers en Allemagne, Grande-Bretagne et France

Mais ces dirigeants chassent un fantôme. L’abominable «multiculturalisme» que ces trois dirigeants ont pointé du doigt dans chacune de leurs bordées est un réel anachronisme sur le plan politique. Dans son sens traditionnel –permettant à des communautés de vivre à l’écart de la société ou pour le moins en dehors de la mainmise de l’Etat– le multiculturalisme a été depuis longtemps abandonné par les pays d’Europe.

Ces récentes éructations à l’encontre de la «compatibilité» de l’islam avec les valeurs européennes avaient davantage de sens dans la première moitié des années 1990, lorsque des moutons étaient encore égorgés dans des baignoires, des imams étrangers arrivaient avec des visas de touristes et lorsque les prières sur les trottoirs étaient les seules options offertes aux musulmans.

A cette époque, les pratiques religieuses des musulmans en Allemagne –comme presque partout en Europe– étaient encore du ressort des affaires étrangères et pas intérieures. L’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, qui accueillent à eux trois près des deux tiers des 16 millions de musulmans d’Europe, ont travaillé, ces deux dernières décennies, à faire en sorte de rapprocher la pratique de l’islam de celle des autres religions majoritaires, tout en coopérant avec les groupes de musulmans pour marginaliser les extrémistes les plus violents.

Après l’avoir, des années durant, laissée en dehors du champ des institutions domestiques, les autorités ont commencé à traiter cette religion comme une religion domestique, encourageant les musulmans à embrasser la citoyenneté nationale, et ont intégré les organisations islamiques. Des dizaines de politiciens de premier plan –dont Sarkozy– ont dépensé sans compter, tant en termes d’argent qu’en termes de capital politique, pour veiller à l’application de ce processus dans les années 2000 et personne ne peut imaginer qu’il s’agissait là de se ranger au multiculturalisme.

Pourtant, les dirigeants de l’Europe veulent dépoussiérer ce cadre. Que se proposent-ils exactement de changer?

Il est depuis longtemps courant pour les partis de centre droit européens de jouer sur les thèmes de l’insécurité et de l’immigration –la «lepénisation» de la politique française est à ce titre dénoncée depuis des décennies par la gauche– mais cette dernière vague de populisme présente plusieurs problèmes tant pratiques que politiques. La principale différence entre le retour de bâton anti-islamique actuel et les vagues de sentiment anti-immigré d’autrefois est que les communautés concernées ne sont plus formées d’immigrants, mais de citoyens, et que l’influx d’immigrants a considérablement diminué.

Retours en arrière

La vieille théorie d’extrême droite consistant à tenir les immigrés pour responsables des problèmes économiques («deux millions de chômeurs: deux millions d’immigrés», tel était le slogan de Le Pen en 1983) ne fonctionne plus car sa seule conséquence logique –la déportation– est impossible d’un point de vue légal.

Mais le langage plus mielleux des dirigeants européens est-il plus efficace? La rhétorique de Cameron, à titre d’exemple, s’insinue entre sa description des «actions d’un pays authentiquement libéral» (promouvoir «la liberté de parole, la liberté de culte, la démocratie, le règne de la loi et des droits égaux, quelles que soient les origines, le sexe ou la sexualité») et le test d’engagement qu’il propose aux organisations musulmanes («Sont-elles favorables aux droits de l’homme, sans restrictions?»).

Or, il est manifeste que pour «être» Britannique, il n’est pas nécessaire de promouvoir les droits des femmes ou des homosexuels, car de nombreuses communautés bien britanniques ne passeraient pas ce test. C’est pourtant le tournant choisi par de nombreux Lander allemands en 2007, qui ont –brièvement– choisi d’ajouter quelques questions à la procédure de naturalisation qui permettait de tester l’attitude des musulmans à l’égard de la charia, d’Israël ou des couples de même sexe.

Le vocabulaire actuel représente un retour en arrière, vers une époque où les gouvernements préféraient porter des œillères plutôt que d’influer sur le cours de l’histoire. «L’islam ne fait pas partie de l’Allemagne» est la traduction moderne, grâce au nouveau ministre de l’Intérieur allemand, Hans-Peter Freidrich, de la vieille vision de la Démocratie chrétienne voulant que «l’Allemagne n’est pas un pays d’immigration» —l’obstruction idéologique sous les atours de l’observation impartiale.

Les propositions politiques ne sont pas davantage enthousiasmantes. David Cameron propose deux idées spécifiques: couper le financement public de toutes les organisations musulmanes non libérales et refuser l’accès à une «plateforme ministérielle» à celles professant des valeurs que nous n’apprécions pas. La première proposition est déjà entrée en application comme effet collatéral des restrictions budgétaires d’octobre dernier et la seconde –mettre un terme aux efforts de lutte contre la radicalisation en coopérant avec les groupes islamistes non-violents– provoque un désaccord au sein de la coalition gouvernementale.

Le Premier ministre adjoint Nick Clegg du Parti libéral démocrate a répondu au discours de son supérieur que «si nous croyons suffisamment à nos valeurs libérales, nous devrions avoir foi dans leurs capacités à vaincre les arguments inférieurs de nos adversaires… Mais on ne gagne pas un combat en quittant le ring. On y va et on gagne».

Préférer les originaux aux copies

Le discours de Clegg ressemble étonnamment à la logique utilisée en 2003 par Sarkozy lorsqu’il rejeta les critiques qui lui était faites de son engagement avec des groupes islamistes en tant que ministre de l’Intérieur: «Si vous pensez que l’islam est incompatible avec la République, alors que faites-vous des cinq millions de personnes d’origine musulmane qui vivent en France? Vous les mettez dehors, vous les obligez à se convertir, vous leur demander de ne pas pratiquer leur religion?… Avec le Conseil français du culte musulman, nous organisons un islam compatible avec les valeurs de la République.» Il convient de remarquer que Sarkozy obtient sa meilleure cote de popularité (58-59%) entre janvier et mai 2003, au sommet de son implication avec le Conseil français du culte musulman.

La volonté compréhensible des dirigeants européens à veiller sur leur flanc droit risque fort d’entraîner des retours négatifs sur le plan politique. Les chefs de gouvernement ont amplifié le mécontentement anti-musulman en le rendant officiel et respectable. En France, les débats sur «l’identité nationale» et sur la burqa étaient d’évidents appels du pied à l’électorat du Front national. Mais comme Le Pen lui-même l’avait fait observé, les électeurs tendent à préférer l’original à la copie.

La stratégie de Sarkozy, bien loin de contenir la menace de l’extrême droite en France, semble donner raison à l’antienne du Front national sur la menace que fait peser l’islam sur l’identité française. Marine Le Pen, fille de l’ancien président et qui lui a récemment succédé à la tête du parti, est à présent donnée en tête de certains sondages d’intention de vote du premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Elle s’est est récemment amusée: «Encore un petit débat, un petit bla-bla sur l’islam, la laïcité, et je pense qu’effectivement nous pourrons terminer à la présidentielle avec 25%.» C’est précisément le score qui lui a été attribué.

L’agitation du spectre de la menace islamique n’est même pas une formule gagnante dans le domaine de la tranquillité sociale. Les citoyens musulmans pourraient bien se lasser très vite d’être pris à la fois pour cible par les partis d’extrême droite, mais également par des gouvernements centristes. Ceci pourrait bien contribuer à unir, derrière une cause commune, des communautés pourtant disparates et diverses, tant sur le plan des origines que de la citoyenneté, voire relancer les orientations sectaires et idéologiques. En d’autres termes, imposer des restrictions sur les libertés religieuses sans garantir la simple égalité constitutionnelle pour l’islam pourrait bien pousser les musulmans à se réunir pour défendre des valeurs religieuses –soit l’effet exact que les gouvernements cherchent à éviter.

La posture actuelle de Merkel, Cameron et Sarkozy pourrait également mettre à bas tous les efforts entrepris ces dix dernières années pour intégrer les communautés musulmanes, créant un nouveau fossé en détricotant la politique subtile de ces dernières années, qui voyait les Etats obtenir des organisations musulmanes qu’elles respectent la loi et adaptent leurs pratiques au contexte local. Les chefs religieux musulmans peuvent légitimement se demander aujourd’hui, pour ne prendre qu’un seul exemple, à quoi peut servir un Conseil réuni par le ministre de l’Intérieur quand un ministre peut affirmer «l’islam fait partie intégrante de l’Allemagne» (comme le déclara Wolfgang Schäuble en 2006) pour entendre son successeur dire que «non, il n’en fait pas partie»?

Attention à une intégration ratée

Les membres de ces gouvernements sont face à un choix, le même que celui auquel ils font face depuis des années: se relever les manches et tenter de jouer les médiateurs entre les groupes religieux, ou garder leurs manches boutonnées et laisser des gouvernements étrangers et des mouvements transnationaux faire ce travail à leur place. Ces questions ne se règleront pas d’elles-mêmes. De récentes projections démographiques publiées par le Pew Forum prévoient une augmentation globale de 6% de la population musulmane de l’Europe à 8% dans les vingt ans qui viennent.

L’Italie, la Grande-Bretagne, la Belgique et la Suède pourraient voir leur population musulmane doubler d’ici 2020. Ces musulmans seront de plus en plus des ressortissants de ces pays, nés et élevés dans leurs propres pays. Ils ne seront donc plus de simples objets de débats politiques: ils en seront bientôt les acteurs en tant qu’électeurs et membre de ces sociétés, bien que minoritaires. Et le genre de citoyens que les politiques les encouragent à être comptera bien plus que leur simple nombre.

Les partis politiques chercheront-ils activement la participation des musulmans? Les chercheurs sauront-ils faire face aux défis que représente la présence d’une minorité d’origine étrangère et discriminée sur le plan économique? Y aura-t-il une ambiance de liberté religieuse et des efforts entrepris pour punir la discrimination illégale? Les forces de l’intolérance et de la suspicion mutuelle finiront-elles par l’emporter? La dernière décennie nous a fourni des exemples encourageants de «relations mosquée-Etat», mais celle qui s’annonce démarre sous de mauvais auspices. De nombreux non musulmans s’inquiètent de leur futur dans une Europe en bouleversement. Mais la perspective d’une intégration ratée devrait paraître bien plus inquiétante pour toutes les personnes concernées.

4/4/2011,  Jonathan Laurence et Justin Vaïsse

Source : State

 

 

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