dimanche 24 novembre 2024 21:41

JAPON : lLa justice sanctionne la brutalité des services d’immigration

Pour la première fois, un étranger en situation irrégulière est mort au cours de son expulsion. Des années après les faits, le tribunal de Tokyo a fini par reconnaître que ce décès était dû à la violence des agents de l’immigration.

Le 19 mars, le tribunal de Tokyo a reconnu que la mort d’un immigré ghanéen au cours de son expulsion, il y a quatre ans, était due aux mauvais traitements qui lui avaient été infligés par des agents de l’immigration à l’aéroport de Narita. Le président du tribunal a déclaré que la victime avait été "asphyxiée en raison des méthodes illégales utilisées par les services de l’immigration pour le neutraliser", et il a condamné l’Etat à payer à sa veuve japonaise un dédommagement de 5 millions de yens [35 000 euros] (alors qu'elle en réclamait 130 millions). Au vu de ce verdict, la procédure d’expulsion et les services d’immigration du pays vont être mis en cause pour leur manque de respect des droits de l’homme.

L’immigré en question s’appelait Abubakar Awudu Suraj et était âgé de 45 ans. Il est mort le 22 mars 2010 avant le décollage de l’avion à bord duquel des agents de l’immigration l’avaient embarqué. "Je ne m’enfuirai pas", ne cessait de répéter le Ghanéen tandis que les agents le transportaient jusqu'à l’appareil.
Au cours du procès, il a été difficile de vérifier les faits car si un des agents a filmé la terrible scène de l’expulsion, celui-ci a éteint sa caméra au moment le plus critique de la neutralisation. Dès la descente du fourgon, plusieurs agents ont soulevé la victime en position couchée. "Par la tête", "Tenez-le bien !" criaient-ils. Les chevilles de M. Suraj étaient attachées à l’aide de menottes, une pratique pourtant interdite au sein de l’Office d’immigration. Dans l’avion, les agents l’ont bâillonné avec une serviette et l’ont forcé à se pencher en avant au point que sa tête touchait quasiment ses genoux. C’est ainsi qu’il est mort, par suffocation. C’est en 1988 que ce Ghanéen était arrivé dans l’archipel avec un visa touristique. Tandis qu’il travaillait dans des usines, il avait été arrêté pour violation de la loi sur l’immigration, car il ne possédait pas de billet de retour.

Aucune chance d'être accepté

"Je suis enfin soulagée", a soupiré d’une petite voix sa veuve, âgée de 52 ans, lors de la conférence de presse qui s’est tenue à l’issue du procès. Après avoir rencontré M. Suraj en 1988, elle avait commencé à vivre avec lui l’année suivante, puis le couple s’est marié en 2006. Pendant que son compagnon était placé en centre de rétention, elle lui rendait régulièrement visite et lui téléphonait parfois plus de cinq fois par jour. "On ne le traitait pas comme un être humain", a-t-elle souligné lors de la conférence.

Aujourd’hui encore, elle continue à s’interroger sur le sens de cette mort inacceptable.

"Votre mari est décédé." C’est dans la soirée du 22 mars 2010 que les services de l’immigration lui ont appris la nouvelle par téléphone. Elle n’était même pas au courant qu'il devait être expulsé ce jour-là. "Que s’est-il passé ?" avait-elle demandé à plusieurs reprises. Mais à chaque fois son interlocuteur lui répondait : "Je ne sais pas." Alors que le tribunal de Tokyo avait annulé l’ordre d’expulsion au motif que le couple entretenait une relation de mari et femme en 2008, l’année suivante, le tribunal de grande instance a rejeté cette décision en faisant valoir que le couple n’avait pas d’enfants et que l’épouse, qui pouvait subvenir à ses besoins par son travail, n’avait pas besoin de son mari.

Depuis, M. Suraj avait sombré dans la dépression. Il pensait qu’au Japon, un étranger comme lui n’avait aucune chance d’être accepté.

Emotion
Aujourd’hui, sa veuve souhaite qu’un maximum de personnes sache la vérité sur cette affaire. "Comment un étranger a pu perdre la vie dans des circonstances aussi violentes dans ce pays ?" dit-elle. "C’était un être humain comme les autres... J’espère au moins que sa mort est un pavé dans la mare, et qu’elle aura amené les gens à s’interroger."

Cette affaire a suscité une grande émotion à l’étranger. Dans son rapport sur la situation des droits de l’homme dans le monde, le département d’Etat américain cite le cas Suraj comme un exemple de "torture" et de "traitement cruel et inhumain". De son côté, l’hebdomadaire britannique The Economist a publié un article très critique à l’égard des services d’immigration japonais, soulignant que "la famille n’a même pas reçu d’explications ni d’excuses officielles pour sa mort".

Le gouvernement japonais espère actuellement attirer un plus grand nombre de touristes étrangers, et par ailleurs souhaite pousser plus loin le débat sur le recours aux travailleurs immigrés pour combler la pénurie de main-d’œuvre [due au déclin démographique de l’archipel]. "Compte tenu de la tendance actuelle à considérer les étrangers comme des criminels, il ne peut pas y avoir de débat convaincant", observe Hiroshi Komai, professeur honoraire à l’Université de Tsukuba et expert en la matière. Il ajoute : "Il faut respecter les droits de l’homme, quand bien même il s’agit de personnes en situation irrégulière. Le ministère de la Justice va devoir sérieusement se pencher sur le problème."

25.03.2014, Asahi Shimbun, Tsuyoshi Tamura

Source : courrierinternational.com

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