Les portes de l’Europe se ferment inexorablement, et la Grèce semble promise à devenir le camp de réfugiés de l’Union, sauf si la Turquie accepte, contre espèces sonnantes et trébuchantes, de la décharger en partie de ce fardeau.
La chancelière allemande a définitivement perdu son combat pour que l’Union se montre généreuse et accueille les centaines de milliers de Syriens, Irakiens, Afghans ou Erythréens (1,25 million en 2015) venus demander asile dans un espace de paix et de prospérité qui fait rêver une bonne partie de la planète. L’Europe forteresse, tel est le prix que les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Huit et de la Turquie, réunis lundi à Bruxelles, sont prêts à payer pour que le projet communautaire survive à la crise humanitaire sans précédent à laquelle elle est confrontée. En proclamant haut et fort que le temps de la générosité est révolu, ils espèrent dissuader les migrants.
Comment va se mettre en place l’Europe forteresse ?
La quasi-totalité des réfugiés et des immigrés sans papiers (911 000 en 2015) sont entrés dans l’Union via la Grèce avant d’emprunter la «route des Balkans» (Macédoine, Serbie, Hongrie, Croatie). Mais cette «route est désormais fermée», comme le proclame le projet de conclusions du Conseil européen. C’est un constat. Après la décision de Budapest (membre de Schengen) de construire un mur à ses frontières avec la Serbie et la Croatie, les dominos sont tombés les uns après les autres. La Croatie, la Slovénie, la Serbie puis la Macédoine ont à leur tour dressé des barrières, et des pays de l’espace de libre circulation Schengen ont réintroduit des contrôles aux frontières intérieures pour stopper ceux qui ne l’auraient pas été dans les Balkans : Autriche, Suède, Danemark, France, Belgique, Norvège (qui est membre de Schengen, mais pas de l’UE), et même l’Allemagne. Les Vingt-Huit se montrent déterminés à renforcer les contrôles des frontières extérieures de l’Union, ce que la Grèce a été incapable de faire, notamment en créant un corps de 1 500 gardes-frontières européens chargé de donner un coup de main aux pays dépassés. De même, l’Otan et Frontex (l’agence européenne chargée de coordonner le contrôle des frontières), ont dépêché une flottille en mer Egée qu’Ankara a autorisée à patrouiller dans ses eaux territoriales pour identifier les départs de bateaux afin de permettre aux autorités turques d’intervenir. L’Union espère aussi que la Turquie reprendra tous les réfugiés non syriens sur son sol. Un ensemble de mesures qui devraient permettre de rétablir le fonctionnement normal de l’espace Schengen d’ici au mois de novembre.
La Grèce, camp de réfugiés de l’Europe ?
Pour le chancelier autrichien, Werner Faymann, la Grèce s’est comportée comme une «agence de voyages», laissant passer, voire acheminant, les réfugiés vers la Macédoine. Or, en vertu des règles européennes (règlement de Dublin), elle aurait dû traiter elle-même les demandes d’asile, ce que ce pays en faillite et à l’administration déficiente était incapable de faire. A tel point que la Cour européenne de justice et la Cour européenne des droits de l’homme ont jugé que Dublin ne pouvait s’appliquer à la Grèce, ce qui a poussé l’Allemagne à ouvrir unilatéralement ses frontières en août pour éviter une catastrophe humanitaire. Pour un officier de liaison européen en poste à Athènes, il ne fait aucun doute que le Premier ministre grec, Aléxis Tsípras, «acquis à l’idéologie "no border", a volontairement mis en péril la zone Schengen par immaturité politique» en fermant, en février 2015, les centres de rétention administrative et en donnant instruction à la police de laisser passer les réfugiés. «En avril 2015, les Grecs ont retiré les flics de la frontière macédonienne, si bien qu’on est passé de 200 passages par jour à 2 000 en juin et à 20 000 en octobre», rappelle ce policier. Il a fallu les attentats du 13 Novembre et, en janvier, la menace d’une suspension de la Grèce de Schengen pour qu’Athènes réagisse enfin, d’abord en acceptant l’intervention de Frontex sur son territoire, puis en faisant appel à l’armée pour construire des camps de réfugiés (28 450 places et 17 400 supplémentaires en fin de semaine) et les fameux «hotspots» (quatre sur cinq sont opérationnels) qui permettent de faire un premier tri entre les migrants économiques et les réfugiés. «Les Grecs ont fait le boulot de six mois en quinze jours, c’est impressionnant», explique cet officier de liaison. La Grèce n’avait guère le choix, la route des Balkans étant coupée : 130 000 personnes sont arrivées dans le pays depuis janvier, et 30 000 y sont désormais bloquées (13 000 à la frontière macédonienne). Le gouvernement grec estime qu’à ce rythme ils seront bientôt 100 000, voire plus… La Commission a donc débloqué, vendredi, 700 millions d’euros sur trois ans pour aider la Grèce à faire face, des fonds normalement destinés à l’aide au développement. Athènes craint, à raison, de se transformer en «Liban de l’Europe» (25 % de sa population est composée de réfugiés), comme l’a clamé le ministre grec chargé de la politique migratoire, Yannis Mouzalas. Pour l’éviter, les Vingt-Huit incitent la Turquie à jouer le jeu en retenant les migrants sur son sol : 3 milliards lui ont déjà été promis pour l’aider à faire face à l’accueil de plus de 2,5 millions de Syriens, une somme qu’elle aimerait voir doubler. Comme preuve de sa bonne foi, elle vient d’accepter de reprendre 800 Maghrébins sur son sol et devrait signer des accords de réadmission avec 14 Etats membres. L’objectif est d’interrompre totalement le flux de réfugiés, y compris syriens, comme l’a déclaré Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais. Pour la Grèce comme pour l’ensemble des Etats membres de l’UE, la Turquie est désormais un «Etat sûr», ce qui permettrait d’y renvoyer à terme tous les migrants, demandeurs d’asile ou non. Enfin, les Vingt-Huit espèrent que le plan de relocalisation de 160 000 réfugiés se trouvant en Grèce, en Italie et en Hongrie décolle enfin : en six mois, seulement 884 ont été dispersés à travers l’Union. Mais ni les pays de l’Est, qui n’accueillent pour l’instant quasiment aucun réfugié, ni l’Autriche qui estime avoir fait sa part de travail avec 90 000 demandeurs d’asile, ne veulent l’appliquer.
L’Europe fragilisée ?
L’Allemagne, sortie renforcée de la crise de la zone euro, est désormais affaiblie et isolée par la crise des réfugiés. Tous ses partenaires, effrayés par ce qui a été présenté, y compris par le pape François, comme une «invasion arabe», l’ont lâchée les uns après les autres. Son alliée de toujours, la France, pourtant épargnée par cette vague de réfugiés, l’a laissé tomber sans ménagement. Les déclarations de Manuel Valls, qui a estimé le 12 février que la politique allemande était «non tenable dans la durée» et que «l’Europe ne [pouvait] pas accueillir tous les migrants en provenance de Syrie, d’Irak ou d’Afrique», ont été vécues comme un coup de poignard dans le dos d’une chancelière déjà malmenée sur le plan interne. Cette crise aura aussi montré qu’il n’y a pas de véritable scission Est-Ouest sur le plan des valeurs européennes, la brutalité des politiques menées par les régimes populistes de l’Est étant en réalité approuvée par les pays de la «vieille Europe», sauf l’Allemagne. Surtout, tous les pays ont pris conscience que la crise ne se réglerait pas en se repliant sur son pré carré national, sinon la Grèce s’en serait sortie seule, et qu’un abandon de Schengen risquerait de porter un coup fatal à l’UE. Bref, l’aventure européenne, allégée d’une partie de ses valeurs fondatrices, devrait se poursuivre. Mais, à long terme, elle en sera affaiblie.
Quelle est la stratégie de la Turquie ?
Pays candidat qui a ouvert des négociations d’adhésion à l’automne 2005 depuis enlisées, la Turquie de l’AKP - le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 - use et abuse maintenant de sa position de force. Tétanisés par la crise migratoire, les Vingt-Huit sont prêts à de nombreuses concessions financières mais aussi politiques - reconnaître la Turquie comme un «pays sûr» et libéraliser les visas d’entrée pour ses citoyens - en échange de l’engagement d’Ankara à fixer sur son territoire les quelque 2,7 millions de réfugiés syriens qui y sont installés. Les dérives autoritaires toujours plus évidentes du président Erdogan, avec la mise sous tutelle trois jours avant le sommet européen de Zaman, le principal quotidien du pays jugé séditieux, ou l’interdiction de la télévision prokurde IMC, n’ont pas remis en cause la collaboration avec Ankara. François Hollande a certes rappelé que «la coopération avec la Turquie ne veut pas dire qu’on accepte tout de ce pays». Et le commissaire européen à l’élargissement, Johannes Hahn, soulignait la veille que «ce candidat à l’adhésion doit respecter la liberté de la presse et que les droits fondamentaux ne sont pas négociables». Ce sont des mots. Pourtant, si l’Europe a besoin de la Turquie, pilier du flanc sud-est de l’Otan, y compris pour toute solution politique en Syrie, la Turquie a encore plus besoin de l’Europe. C’est vrai pour la société civile et l’opposition. Mais c’est aussi vrai pour l’AKP au pouvoir alors que le pays se trouve diplomatiquement de plus en plus isolé. Les relations avec la Russie, principal soutien du régime Al-Assad sont exécrables. Celles avec Washington se dégradent. «La guerre syrienne est de fait déjà entrée en Turquie aussi bien avec les attentats de l’Etat islamique qu’avec la reprise du conflit kurde voulue par Erdogan», souligne Kadri Gürsel, auteur de Turquie, année zéro (Cerf). Le soutien de l’UE reste pour le président turc la seule option. L’Europe devrait en profiter pour exiger la relance des réformes et du processus de démocratisation.
8 mars 2016, Marc Semo et Jean Quatremer,
Source : Libération