lundi 25 novembre 2024 03:13

La déchéance de la nationalité est une habileté tacticienne, mais un danger pour la République

Les Français de toutes origines qui se sont élevés contre la nouvelle annonce du président de la République proposant de déchoir de sa nationalité toute "personne d'origine étrangère" qui aurait "volontairement porté atteinte à la vie d'un fonctionnaire de police, d'un militaire de la gendarmerie ou de toute autre personne dépositaire de l'autorité publique" seraient des idéologues, enfermés dans une vision du monde systématiquement antirépressive et antisarkozyste.

C'est ce que veulent laisser croire plusieurs représentants de l'UMP. Coupés des réalités, ces intellectuels et autres militants. Coupés, aussi, de l'opinion publique. Bref, du pain bénit pour nos gouvernants, qui paraîtront ainsi raisonnables, conscients, eux, de la gravité de certains faits - comme l'excision, qu'Eric Besson envisage d'ajouter à la liste des crimes susceptibles d'une déchéance de la nationalité.

La ficelle est si grosse que l'esprit tacticien révèle ici sa défaite. En réalité, les Français en colère sont divers et pensent diversement, par exemple en matière de politique pénale. Ne parlant ici qu'en mon nom, je considère l'excision comme un des crimes les plus atroces qui soient, appelant une sanction très sévère, quel qu'en soit l'auteur. Mais pourquoi agiter la perte de la nationalité ?

Pourquoi invoquer "l'origine" du criminel, alors que celle-ci n'excuse ni n'accuse, et que c'est sur la nature du crime que doit se fonder la réflexion sur la sanction ?

Pas plus qu'au sujet de l'excision, rien n'autorise le pouvoir à considérer qu'à propos des autres crimes évoqués - mais attendons le projet de loi - les contestataires sont tous laxistes et, d'ailleurs, tous d'accord entre eux. En réalité l'enjeu n'est pas là ; leur point d'accord se situe ailleurs, bien au-delà du débat sur la "répression" : quoi qu'ils pensent des crimes et des sanctions pénales à en déduire, ils refusent de mélanger à ce problème celui de la nationalité.

Ce mélange n'a rien à voir avec l'attachement à la "sanction" ou à la "répression". Car il y a le droit pénal pour cela, nul besoin d'y mêler le droit de la nationalité, qui fait perdre d'ailleurs au premier une partie de sa force, liée au fait qu'il s'applique à tous de la même manière.

Ce mélange n'a rien à voir non plus, quoi qu'on nous dise, avec l'attachement à l'identité nationale, la fierté d'être français et les exigences que cela suppose ("Etre français, cela se mérite"). Car encore faudrait-il, dans ce cas, que n'importe quel Français puisse "déchoir". Or, seuls certains Français sont ici concernés, ceux "d'origine étrangère", avec le flou laissé à cette notion.

Ce mélange est une pure discrimination : certains Français sont sanctionnés différemment pour les mêmes actes que pourraient commettre d'autres Français ; ils sont du coup fragilisés avant même d'avoir commis un acte quelconque.

On répliquera : mais ce n'est pas la première fois dans l'histoire de la République française que la loi procède à ce mélange entre sanction pénale et perte de la nationalité ; il n'y a pas que l'exemple de Vichy (qui a procédé à des dénaturalisations massives pour raisons pénales mais aussi, rappelons-le, pour "origine étrangère" sans aucune infraction commise). C'est exact.

Mais faut-il vraiment se réjouir que l'on revienne sur la réforme de 1998, qui a étroitement circonscrit les crimes pouvant entraîner la déchéance de nationalité (terrorisme, atteinte aux intérêts de la nation) et la catégorie des personnes que cela pourrait concerner (détentrices d'une autre nationalité, pour ne pas risquer de devenir apatrides) ?

Les textes antérieurs étaient le fruit de contextes historiques très particuliers (la lutte contre les esclavagistes après 1848, l'épuration en 1945). Ils ont ensuite été utilisés de manière extrêmement rare. Et après la signature de certaines conventions européennes, certes pas toutes ratifiées, ils se sont révélés contraires au droit européen.

Nouvelle objection : ces textes antérieurs n'étaient pas anticonstitutionnels, pas plus que ne le serait le projet de loi annoncé. Réponse : ce sera au Conseil constitutionnel de le dire. Il ne faut pas oublier que certains textes peuvent apparaître a posteriori anticonstitutionnels, car le droit constitutionnel évolue avec le temps, et aussi qu'ils peuvent l'être dès leur époque tout en étant en vigueur, d'autant que les conditions de saisine du Conseil ont longtemps été restreintes (avant la dernière réforme constitutionnelle).

Sans présumer de la position du Conseil, il faut reconnaître que dans l'annonce de cette loi, la rupture de l'égalité entre les citoyens français est pour le moins problématique sur le plan constitutionnel.

Pour beaucoup de Français, en tout cas, cette annonce met en danger les principes fondamentaux de la République. L'indignation serait, dit-on, souhaitée par le pouvoir. Peu importe. La tactique n'est pas le tout de la politique. Et de plus, n'arrive-t-il pas aux tacticiens de se tromper ?

Source : Le Monde

Google+ Google+