Mais pourquoi les Français issus de l'immigration maghrébine, qu'ils soient de gauche ou de droite, qu'ils soient jeunes ou vieux, hommes ou femmes, semblent-ils se tenir à l'écart des bureaux de vote? Pour répondre à cette question, il faut s'intéresser à ce qui ne se voit pas, là où se trouvent des sujets de l'histoire... des sujets, acteurs d'une histoire dans laquelle n'a pas été écrit leur rôle, des acteurs sans texte, des acteurs sans mémoire.
La lutte pour le droit de voter en France ne fait pas partie de cette histoire, parce que le droit de vote n'a pas été inscrit dans la mémoire des Français issus de l'immigration: il n'était pas prévu que leurs parents et grands-parents, main d'œuvre destinée à retourner dans son pays d'origine, deviennent un jour des citoyens français, parents de citoyens français. Ils n'avaient pas vocation à se stabiliser dans la société d'accueil. La cadence industrielle des années 1960 les enracinera à leur insu, à l'insu de la France et du pays d'origine.
Dans leur histoire sur le territoire français, à l'inverse des Afro-américains qui ont mené un combat pour les droits civiques contre des lois ségrégationnistes et discriminatoires aux Etats-Unis, il n'y a pas eu de lutte des Français issus de l'immigration pour obtenir le droit de vote: le droit de vote est un droit inhérent à la nationalité française, une nationalité qui n'était pas celle des immigrés à leur arrivée, une nationalité qui deviendra pourtant aussi la leur, celle de leurs enfants, celle de leurs petits-enfants...
Tant ils avaient été conditionnés par l'idée du retour inscrite dans les accords de main-d'œuvre, il n'était pas question pour eux d'enracinement, d'intégration et encore moins de droit de vote: voter aurait été une transgression absolue, une rupture du contrat avec le pays d'origine et avec le pays d'accueil.
Mais cette illusion du retour au pays va venir se fracasser contre les murs des usines qui se vident et la désindustrialisation en France va fossiliser les enfants issus de cette immigration dans un espace sans issue: ils seront des citoyens français de seconde zone suspendus entre deux histoires, entre deux pays. Des familles entières, plusieurs générations seront ainsi mises entre parenthèses, en suspens dans un espace de non-droit.
Invisibles hier, trop visibles aujourd'hui, l'opinion publique les a toujours cantonnés à n'être qu'un groupe: d'abord "les immigrés", suivis par la "première génération" des enfants de l'immigration, ensuite, "les beurs, puis les "Français d'origine étrangère", et aujourd'hui, les "musulmans". Jamais dans l'inconscient collectif, les Français issus de l'immigration n'ont été considérés comme des individus différents les uns des autres, des individus libres d'exprimer leurs choix, leurs goûts, leurs souhaits, leurs attentes, leurs espoirs.
Dans les années 80, c'est la lutte contre le racisme qui est sur le devant de la scène et le droit de vote pour les étrangers qui est évoqué. Mais les Français issus de l'immigration, qui ne sont plus des étrangers, vont rester hors-champ, hors-sujet, toujours invisibles, perdus dans la masse, dans un groupe!
Mais qu'est-ce que voter si ce n'est affirmer son individualité, faire un choix personnel, assumer des convictions politiques, même à bulletin secret dans un isoloir? Voter, c'est sortir du groupe! C'est se montrer, se démarquer d'un groupe à l'intérieur duquel on finit pourtant par se reconnaître et se sentir à l'abri des désordres d'un monde perçu comme hostile.
Les enfants n'ont jamais vu leurs parents voter et le droit de vote n'a pas été un enjeu pour eux: la carte d'électeur a été obtenue avec la carte nationale d'identité, elle n'a pas fait l'objet d'un combat, d'une mobilisation pour être acquise.
Il est donc impératif de faire entendre à tous les citoyens français issus de l'immigration qu'ils ont bien le droit de voter et que s'ils n'utilisent pas leur carte d'électeur... alors tout le travail mené depuis des années pour faire régresser les discriminations et obtenir pour eux et leurs enfants la reconnaissance de toute la place qu'ils ont de droit dans ce pays, aura été fait en vain! Ne pas voter c'est accepter d'être assimilé à un groupe et renforcer indirectement les préjugés dont il est l'objet.
Je vote aujourd'hui en tant que citoyenne française et cela n'affecte en rien ce qui me relie de manière indéfectible à mes origines, à mon histoire, et au-delà, à l'histoire de tous les immigrés, ici en France, et partout ailleurs.
Tous les Français ont des histoires différentes, ils ont tous des origines, des racines qui traversent les frontières, les pays, les continents, les mers, les océans! Les Français ont inventé ce qui leur permet de vivre ensemble depuis des générations: c'est le contrat social de Jean-Jacques Rousseau.
Oui, nous vivons ensemble grâce à ce contrat social: il s'appelle aujourd'hui la Ve République, le droit de vote en est le fondement et le président de la République en est le garant.
Dimanche, Françaises et Français de toutes origines, de toutes conditions, citoyennes et citoyens libres d'un grand pays démocratique: votons!
28/03/2014, Yamina Benguigui
Source : huffingtonpost.fr