Deux essais publiés début mai estiment que les attentats de janvier 2015 ont encouragé un rejet des immigrés et des musulmans.
La fondation Jean-Jaurès analyse l’« idéologie » de l’islamisation de la France qui pousse les classes populaires vers le Front National.
L’historien Emmanuel Todd déclenche une polémique en expliquant que les manifestations pro-Charlie sont en réalité l’expression de sentiments xénophobes des classes moyennes.
Près de quatre mois après les attentats de janvier, deux essais publiés début mai (lire les repères ci-dessous) analysent ce que cet événement a révélé de l’état de l’opinion. Les auteurs – qui empruntent ensuite des chemins très différents – partent du même constat : les chiffres des grandes manifestations du 11 janvier ont révélé des écarts très importants d’une ville à l’autre.
Les catégories socio-professionnelles favorisées se sont le plus mobilisées
Le taux de mobilisation a ainsi atteint 71 % à Grenoble (71 manifestants pour 100 habitants) mais n’a pas dépassé 7 % à Dunkerque ! Des zones géographiques se dégagent nettement, avec des régions très réactives comme Rhône-Alpes, le Grand-Ouest ou Paris, et d’autres beaucoup moins, comme la région Paca ou le Nord-Est.
En croisant ces chiffres avec d’autres données, les analystes montrent que la France qui s’est mobilisée est celle où les catégories socio-professionnelles favorisées sont les plus représentées, celle qui a voté pour le traité européen en 2005. À l’inverse, les régions où le rejet de l’Europe et le vote FN sont élevés ont peu manifesté.
« Un décalage entre leur perception du réel et celle des élites »
« Toute une partie des catégories populaires est restée à l’écart de ce mouvement », résument Jérôme Fourquet et Alain Mergier, qui ont mené depuis les attentats une série d’entretiens qualitatifs avec ces « abstentionnistes » pour comprendre leur peu de réaction.
Le résultat de cette enquête, présenté lundi 4 mai à la Fondation Jean-Jaurès (think tank proche du PS), révèle tout d’abord que les attentats ont été vécus par eux comme une confirmation des problèmes d’insécurité (physique, économique, culturelle) qu’ils ressentent depuis longtemps. Une réaction que résume bien la formule entendue : « ça devait arriver ».
Pour Alain Mergier, les personnes interrogées ressentent « un décalage entre leur perception du réel et celle des élites », descendues dans la rue pour exprimer leur sidération face à un drame qu’elles n’avaient pas imaginé. Ces attentats ont ainsi été perçus comme « la vérification du diagnostic » qu’ils avaient déjà posé.
Un scénario qui participe au développement d’une « idéologie de l’islamisation »
Ils s’inscrivent aussi clairement dans la suite d’une série d’événements (crises des banlieues, affaires de voiles, actes terroristes, djihadisme…). Ce scénario participe au développement d’une « idéologie de l’islamisation » de la France qui risque d’accentuer le basculement des milieux populaires vers le vote Front National.
« Par rapport aux précédents entretiens que nous avions conduits il y a deux ans, le changement est considérable, souligne Alain Mergier. Avant, on nous disait : « je pense comme Marine Le Pen ». Désormais, on nous dit « Marine Le Pen pense comme moi ». »
Les auteurs décrivent une « machinerie à interpréter l’actualité que les attentats de janvier ont verrouillée ». Une idéologie qui fonctionne désormais de manière autonome par rapport au discours politique. « Toutes les attaques qui visent le Front national manquent leur cible, explique Jérôme Fourquet, car les faits semblent lui donner raison. »
Pour les auteurs, la seule manière de contrer l’extrême droite consisterait à reprendre ces faits, à les réintégrer dans un récit qui ait du sens. « La machinerie que nous avons décrite est la seule à proposer aujourd’hui une interprétation globale de la situation en France », concluent les auteurs.
Pour Emmanuel Todd, les défilés ont été plus importants dans les villes catholiques
Dans une tout autre perspective, l’historien et anthropologue Emmanuel Todd déclenche une violente polémique. L’auteur s’est penché, non pas sur ceux qui sont restés chez eux le 11 janvier, mais sur les foules qui sont allées manifester.
Prolongeant les travaux qu’il avait réalisés en 2013 avec le démographe Hervé Le Bras sur « le catholicisme zombie », il entend démontrer que les anciens bastions du catholicisme (l’Ouest, Rhône-Alpes, une partie du Massif Central…) se sont, du fait de la sécularisation, coupés de cette imprégnation religieuse mais pas des valeurs qu’elle portait : autorité, tradition, entre-soi, rejet de l’égalité…
L’auteur souligne ainsi que les défilés « Je suis Charlie » ont été beaucoup plus importants dans les villes des vieilles terres catholiques pour conclure en substance : derrière un discours républicain de façade, c’est au fond le rejet des musulmans et des immigrés qui s’exprimait dans ces manifestations de soutien à un hebdomadaire coupable, aux yeux de l’auteur, d’islamophobie.
Emmanuel Todd écrit ainsi : « Le choc émotionnel résultant de l’horreur du 7 janvier a offert la possibilité d’une réaffirmation de l’idéologie qui domine la France : libre-échange, État social, européisme et austérité. Ce qui est nouveau et réellement troublant, c’est l’obsession de l’islam, le discours laïciste qui se répand dans la moitié supérieure de la pyramide sociale et qui est beaucoup plus inquiétant, au fond, que l’incrustation du vote FN dans les milieux populaires. »
Repères - Dans la France de l’après Charlie
– Janvier 2015, le catalyseur, de Jérôme Fourquet et Alain Mergier, Fondation Jean Jaurès 120 p., 6 €. Le résultat d’analyses statistiques et d’une série d’entretiens qualitatifs auprès de personnes qui n’ont pas manifesté le 11 janvier.
– Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, d’Emmanuel Todd, au Seuil, 242 p., 18 € Le livre est à la fois une étude « anthropologique » des ressorts de la mobilisation pro-Charlie et un essai polémique sur l’islamophobie en France.
– Le réveil français, de Laurent Joffrin, Stock, 153 p., 15 €. À la différence des deux premiers livres, très analytiques, cet essai veut proposer un regard optimiste sur notre pays, à l’encontre de tous les discours déclinistes.
2015-05-04, Bernard Gorce
Source : la-croix.com