mercredi 27 novembre 2024 00:29

Madrid-Buenos Aires, aller-retour-aller

En janvier 2002, ils avaient pris d'assaut les consulats d'Espagne et d'Italie à Buenos Aires. La monnaie et l'économie argentines, étranglées par la dette extérieure, s'effondraient. Les présidents fuyaient les uns après les autres, chassés par la colère des classes moyennes. Leurs électeurs, ruinés et désespérés, tentaient eux aussi de fuir le cauchemar argentin. Destination, l'Europe.

Fernando Narbon, 45 ans, faisait la queue depuis douze heures, debout, la chemise collée au torse par la sueur, lorsque nous l'avions rencontré devant le consulat espagnol. Ses parents étaient arrivés d'Espagne en Argentine sous le franquisme, "parce qu'ils crevaient la faim", raconta-t-il. Libraire, il avait vu le produit de vingt ans de travail anéanti par la récession, avait vendu ses biens les uns après les autres, puis avait décidé - difficilement, avouait-il - d'émigrer en sens inverse, pour que ses deux enfants, alors âgés de 18 et 15 ans, aient un avenir. "On ne vit plus, expliquait-il. On ne fait plus attention s'il fait nuit ou s'il fait jour."

Dix ans plus tard, peut-être les deux enfants de Fernando Narbon font-ils à leur tour la queue ces jours-ci, devant le consulat d'Argentine à Madrid. Peut-être une nouvelle génération de Narbon, poussés par la crise économique, ont-ils, pour la troisième fois, décidé de retraverser l'Atlantique.

Dans l'avion, ils ne seront pas seuls. Pour être récente, la tendance n'en est pas moins réelle : entre janvier et septembre 2011, l'Espagne a connu une émigration nette de 50 000 personnes, également répartie entre Espagnols et étrangers résidents. C'est une première, un renversement complet de tendance par rapport à l'année précédente, puisque 2010 avait enregistré une immigration nette de 62 000 personnes.

Ce n'est pas un exode massif. Mais il y a une dynamique de départ due à la crise économique et au chômage - 20 % de la population active, 45 % chez les moins de 25 ans -, que les Espagnols affrontent de plein fouet. L'Institut national des statistiques prévoit que l'Espagne perdra un demi-million d'habitants dans la décennie à venir.

Ce scénario n'est pas limité à l'Espagne, bien sûr. Les Portugais voisins quittent aussi la péninsule Ibérique par dizaines de milliers : en 2010, ils ont été 70 000 à émigrer, dont plus de 40 % de femmes, selon des chiffres fournis par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Une destination très prisée des Portugais, outre le Brésil et la Suisse, est l'Angola, une de leurs anciennes colonies.

Après les ravages de la guerre civile, les miracles de l'or noir ont métamorphosé ce pays lusophone. L'Angola est aujourd'hui une économie à forte croissance (+ 12 %), avide de main-d'oeuvre qualifiée. La seule chose qui n'y a pas changé est son président, l'inusable José Eduardo Dos Santos, arrivé au pouvoir en 1979, mais même lui, finalement, semble avoir aussi bénéficié du miracle. Il est, en tout cas, jugé plus fréquentable qu'au siècle dernier. Le premier ministre portugais, Pedro Passos Coelho, ne lui a-t-il pas déclaré, en allant lui rendre visite il y a deux mois, que Lisbonne accueillerait "très favorablement" des investissements angolais dans son programme de privatisations ? Là encore, sur les vols Lisbonne-Luanda, les émigrants portugais ne sont pas seuls : assis à leurs côtés, des immigrés angolais qui ont plié bagage rentrent au pays, désormais capable de leur offrir du travail.

Les Grecs ? Bien sûr, les Grecs ne sont pas les derniers à quitter leur pays livré aux impitoyables recettes de l'austérité. Mais à la grecque : les chiffres, personne ne les a (l'honnêteté nous impose de préciser que nous n'avons pas non plus de chiffres français). Heureusement, les Allemands, eux, sont là pour en fournir quelques-uns. Eloquents : pour les six premiers mois de 2011, l'immigration grecque en Allemagne, première destination des émigrés grecs, comme des Turcs, a quasiment doublé.

De terre d'accueil, l'Europe, continent en crise, devient une terre d'émigration. De pays du tiers-monde, sous-développés, puis en développement, quelques pays - pas tous - en pleine croissance, ont accédé au statut d'économies émergentes et se transforment en véritables pôles mondiaux d'attractivité. C'est le cas de la Chine et du Brésil, qui ont émergé au-dessus des autres. Du monde entier, leurs ressortissants reviennent, séduits par les promesses de la croissance ou envoûtés par les sirènes du patriotisme. Il est des signes qui ne trompent pas : les footballeurs brésiliens, par exemple, ne voient plus l'exil dans un club européen comme un passage inévitable, ou à tout le moins d'une durée plus brève ; le real brésilien s'est apprécié par rapport à la livre sterling et à l'euro, et les rémunérations offertes à présent par les équipes locales sont tout à fait compétitives.

L'Irlande reste, bien sûr, un précieux baromètre de l'orientation des flux migratoires européens. Après la grande famine du XIXe siècle, qui avait diminué de moitié la population de l'île et peuplé les grandes villes américaines, les Irlandais ont connu un flux continu d'émigration, mais pensaient, avec l'euphorie des années 2000, avoir mis un terme définitif à la malédiction de l'exil. Enfin, Dublin et Boston, les deux métropoles irlandaises, allaient pouvoir traiter d'égale à égale ! A son tour terre d'accueil, la République ouvrit même les bras aux Polonais et aux Baltes.

Mais le malheur est revenu, et la crise financière a remis les Irlandais sur le chemin du départ. Depuis 2009, selon l'OCDE, ce pays est lui aussi confronté à une émigration nette.

Le monde à l'envers ? Pas tout à fait. L'originalité de ce spectaculaire basculement est que l'Europe n'est pas pour autant en train de se vider. Non seulement les Polonais rentrent chez eux, attirés par le dynamisme de leur économie, mais l'Allemagne, c'est logique, tire profit de la situation actuelle. Elle a désespérément besoin d'ingénieurs, de médecins et d'infirmières, et les recrute activement dans les pays en crise. En 2011, pour la première fois depuis 2002, la population allemande a augmenté de 50 000 personnes, grâce à l'immigration. Sur 81,8 millions, certes, c'est peu, et la face de l'Allemagne ne s'en trouve pas altérée. "La barrière de la langue, reconnaît Thomas Libeig, expert de l'OCDE, reste un obstacle important."

Les émigrés du sud de l'Europe du XXIe siècle diffèrent de ceux du XXe : leurs grands-parents étaient pauvres, manuels et peu instruits. Eux sont diplômés, intellectuels... et pauvres. Mais à ceux qui ne choisissent pas le nouveau monde, l'Europe unie, au moins, offre plus de mobilité et de souplesse.

25/1/2012, Sylvie Kauffmann

Source : Le Monde

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