Jamais les questions d'immigration, d'identité nationale et de compatibilité de l'islam avec la République n'auront été autant agitées que sous l'ère Sarkozy. Auteurs de «l'Invention de la France», Hervé Le Bras et Emmanuel Todd en débattent avec Jean Daniel, qui rassemble ses écrits sur le sujet dans «Comment peut-on être français ?».
Cité dans le livre de Jean Daniel, François Mitterrand s'y risquait encore en 1986 : « J'affirme que pour la France hospitalière les immigrés sont chez nous chez eux. » Quel candidat oserait aujourd'hui prononcer une telle phrase ?
Terrifiée à l'idée de passer pour angéliste, laxiste, voire « immigrationniste », selon l'anathème aujourd'hui en vigueur sur tous les sites extrémistes, la gauche rivalise de prudence pour défendre les derniers entrants contre une xénophobie d'Etat de moins en moins refoulée.
De discours de Grenoble en référendum de la dernière heure sur le droit de vote des étrangers, le quinquennat de Sarkozy aura été une période de régression impressionnante pour la cohésion nationale. Une ère de dramatique ethnicisation de la France, selon le titre du récent livre de l'anthropologue Jean-Loup Amselle (éd. Lignes). On ne s'étonnera donc pas de voir aujourd'hui toute une moisson d'essais évoquer ces thèmes sulfureux.
Outre celui de Pascal Marchand et Pierre Ratineau, Etre français aujourd'hui, on retiendra celui du fondateur du Nouvel Observateur, recueil de quarante ans de réflexions souvent inattendues sur l'immigration et l'identité française. A ce dernier nous avons choisi de confronter aujourd'hui les démographes Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, auteurs de l'Invention de la France, initialement parue en 1981, réactualisée et augmentée de nouveaux chapitres sur la géographie et l'histoire du vote FN.
Véritable carrefour ethnique, la France, ni celte ni latine ni germanique, offre un « mauvais terrain pour le racisme », écrivent les deux auteurs. On aimerait les croire. Que l'homogénéité française soit un mythe n'a jamais empêché certains de fantasmer sur une identité perdue, souillée, avec l'appui désormais plus que subliminal d'une partie de la droite gouvernementale. C'est peu de dire que le « moment Sarkozy » aura laissé une profonde empreinte.
Débat autour de l'identité française
Marianne : A chaque échéance électorale, on nous ressort désormais le spectre d'un danger pesant sur l'identité française, d'une pathologie, d'une menace liée à la présence immigrée.
Est-ce qu'il y a réellement un ressenti de cet ordre dans la population, ou est-ce finalement le seul levier dont une certaine classe politique croit encore pouvoir disposer quand il s'agit de s'adresser au peuple ?
Jean Daniel : Ces peurs-là, on peut les orchestrer, les instrumentaliser, preuve par les manœuvres de Claude Guéant. Mais je ne crois pas qu'on puisse les inventer.
Il y a bel et bien un problème dans le pays. Soyons clairs. Le populisme islamophobe, je n'ai attendu personne pour le dénoncer. Mon livre est d'ailleurs destiné à montrer qu'on pouvait en prévoir l'émergence et qu'il aurait fallu s'y préparer. Mais ni Marine Le Pen ni Guéant ne m'empêcheront de partager la peur de l'islamisme avec tous les musulmans qui en sont les premières victimes dans le monde.
Nous sommes nombreux à avoir été enthousiasmés par le printemps arabe. Mon exaltation a été totale. J'ai rajeuni. J'ai du reste écrit que j'étais content d'avoir vécu jusqu'ici pour deux raisons : Obama et les révolutions arabes. Puis les choses ont évolué, et je crois bien être le seul à avoir reconnu que je m'étais trompé. Tout le monde a écrit que l'islam radical, c'était terminé ; or, il est partout aujourd'hui. On ne peut négliger la façon dont ses convulsions se répercutent dans notre opinion.
Hervé Le Bras : Les différentes vagues d'immigration ont toujours suscité des craintes, et le rejet a pu même être parfois encore plus violent par le passé. Le cas des Polonais est très intéressant. La presse des années 30 leur reprochait leur intégrisme religieux. Ils venaient avec des curés et on était dans une époque où l'Eglise était alors encore considérée à juste titre comme une menace pour la République. A l'époque, la grande terreur, c'était le vagabondage des ouvriers célibataires... [Rires.]
Plus sérieusement, la thèse de notre livre, tout sauf angéliste, c'est qu'il y a bel et bien une angoisse identitaire en France, preuve par le succès du nationalisme simpliste du FN. Mais il est vain d'en chercher l'explication dans la présence des Maghrébins. L'hystérisation autour de ces minorités-là en est au contraire la conséquence. Comme nous le montrons, cartes géographiques en main, le vote frontiste exprime avant tout une grave déstabilisation des liens sociaux. Il concerne toute une population qui, déchristianisée, isolée, frappée d'anomie, a perdu ses repères humains, et les politiques exploitent ce filon de façon éhontée.
J.D. : Moi aussi, je sais ce que Léon Daudet disait des Italiens, et qui était au moins aussi grave que ce qui se dit aujourd'hui des musulmans... Je connais ces classiques de la haine. Il reste qu'une réalité ne cesse pas d'être une réalité parce qu'on l'exploite vicieusement.
Emmanuel Todd : La réalité, pour moi, c'est que la droite sarkozyste, en ramenant systématiquement la question de l'islam sur le tapis à chaque élection, va continuer à se prendre gamelle sur gamelle... Tout simplement parce que ça n'intéresse pas les gens. Les thématiques qui montent, ce sont les problèmes socio-économiques, le reste est une fuite hors du réel. Les régionales ont été un désastre, tout le pouvoir local est désormais aux mains du PS, le Sénat est à gauche pour la première fois de notre histoire, et Sarkozy continue à matraquer les enfants d'immigrés. Cela dit, une telle obstination dans l'échec dénote sans doute une forme de sincérité. On parle toujours des angoisses identitaires du vulgum pecus, des « pauvres ouvriers » abandonnés par la globalisation...
Mais ce sont les classes dirigeantes françaises, la bourgeoisie et l'UMP, qui ont, semble-t-il, un sévère problème d'identité nationale. Elles se sentent petites, elles n'arrivent plus à rien gérer. Toutes les enquêtes montrent qu'elles parlent mal anglais. Totalement égarée, la droite française est en train de mettre la France à la remorque de l'Allemagne, renonçant ainsi à ses fonctions élémentaires de direction. Comme par hasard, c'est elle qui cherche à se rassurer en tapant sur les Arabes. Face au monde maghrébin, les dirigeants français se réinstallent en effet dans un rapport de domination. Avec les Allemands, c'est le complexe inverse.
M. : Quand on lit votre recueil de textes, Jean Daniel, on se rend compte en effet du durcissement constant du discours politique sur l'islam. Au début des années 90, Jean-Marie Le Pen était le seul à insinuer une « incompatibilité entre les lois de l'islam et les lois de la République ». Ce n'est plus le cas aujourd'hui, alors qu'une sorte d'islamophobie laïco-chrétienne essaime du côté de l'UMP et même de celui d'une gauche républicaine autoproclamée...
J.D. : Je suis tout de même assez stupéfait que vous teniez tous pour négligeables les événements du monde, leurs répercussions dans l'inconscient. Depuis le 11 septembre 2001, il s'est passé quelque chose, c'est ainsi. Le monde s'est senti menacé par l'islamisme. Et je ne suis pas d'accord, Emmanuel Todd, avec votre présentation du sentiment de domination. Cela me paraît aussi anachronique que l'occidentalo-centrisme.
Tous les palaces de Paris sont désormais achetés par les Arabes, tous les gens se prosternent devant le veau d'or des émirats, et les Français, quand ils se sentent colonisateurs, se sentent coupables. Le monde arabe est dominé non par l'islamophobie mais par l'islamisme. Désolé, mais c'est moi qui vous demande de rajeunir vos analyses...
E.T. : Comment peut-on refuser de voir que sur le plan géopolitique le monde arabe est dominé et secondaire ?
La vérité, c'est qu'il n'y a pas de bases musulmanes en Europe, alors qu'il y a des bases américaines dans une large partie du monde arabe. J'y insiste : la réalité des problèmes concrets de la France, ce n'est pas les immigrés d'origine musulmane, c'est que depuis l'euro, l'industrie allemande tente de foutre en l'air notre industrie. La réalité, c'est que désormais la Grèce est un protectorat allemand. Et cette réalité-là, les gens qui ont construit l'euro n'ont pas le courage de l'affronter.
H.L.B. : Ce qui est quand même étrange en effet, c'est qu'on a les yeux fixés sur ce petit monde arabe alors que les grandes choses actuellement se passent du côté de la Chine, de l'Inde, du Brésil. Ce sont eux qui prennent désormais nos marchés. Par ailleurs, l'immigration qui s'est le plus rapidement développée en France ces temps-ci, c'est l'immigration chinoise. Et ça va continuer, car ils ont le profil rêvé des immigrants. On est donc vraiment en retard d'une guerre...
M. : Une idée qui divise profondément vos deux livres, c'est celle, attribuée à Claude Lévi-Strauss, selon laquelle, concernant l'immigration, il y aurait des « seuils de tolérance » à ne pas franchir sous peine de voir apparaître des tensions graves.
Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, vous rejetez cette vision, tandis que Jean Daniel la revendique...
E.T. : Trente ans après la première parution de l'Invention de la France, en 1981, je suis heureux de voir que nous avions amené une clé d'interprétation du délire avant même qu'il n'apparaisse. Que montrons-nous dans ce livre en effet ? Qu'il n'existe pas de culture française homogène que la population immigrée viendrait bousiller. La France a toujours eu une extraordinaire diversité anthropologique, les Bretons, les Provençaux, les Alsaciens, les Bourguignons, les Tourangeaux, ce n'est pas la même chose.
Les identitaires complètement crispés qui rêvent d'un retour à l'homogénéité sont donc des gens qui ne comprennent rien à l'histoire de France. L'assimilation des gosses d'origine maghrébine s'est faite infiniment plus vite que celle des juifs de l'Est dont je suis en partie issu. Dans ma famille, il n'y a pas eu un mariage mixte jusqu'à l'entre-deux-guerres. Pas un seul. La dureté dont on fait preuve à l'égard de ces gamins de banlieue devient insupportable. C'est en ce sens que ce que dit Guéant est, pour moi, répugnant.
J.D. : Concernant Guéant, voilà au moins un point d'accord. Mais je crains que les capacités d'intégration actuelle de la France aient beaucoup diminué. Pourquoi ne peut-on pas comparer l'assimilation des musulmans aujourd'hui à ce que fut celle des Polonais ou des Italiens au début du siècle dernier ? Tout simplement parce que nos mécanismes d'intégration sont grippés. L'école bien sûr, les syndicats, et l'armée aussi, qui fut un incroyable creuset de proximité, de mixité, de brassage des Corses, des Basques ou des Algériens.
Que les choses soient claires : pour moi, la présence de la jeunesse maghrébine est un bien. Je voudrais simplement qu'on affronte tous ces enjeux de façon réaliste. Quant à Lévi-Strauss, en effet, je suis comme lui convaincu qu'il y a dans chaque société un « optimum de diversité », et que la pénétration d'une population différente, à la fois massive et homogène, peut créer des déséquilibres. Pour autant, cela ne l'empêchait pas d'affirmer que toutes les sociétés se valent, qu'aucune civilisation n'est supérieure à une autre, et que, comme l'écrivait son maître Montaigne, « chaque homme porte en soi la forme entière de l'humaine condition ».
H.L.B. : Ce que je voudrais corriger, c'est l'idée de pénétration massive. Elle est tout simplement fantasmatique. Comme le montre la dernière étude de l'Insee, le solde moyen d'immigration par an est de 65 000 personnes. Sur un pays qui compte environ 65 millions d'habitants, c'est peu. Pourtant, depuis une cinquantaine d'années, l'intégration semble de plus en plus mise en doute. On a d'abord dit qu'il fallait une génération, ensuite on est monté à deux, un ancien président du conseil d'administration de l'Ined, Jean-Claude Barreau, qui avait été le curé des loubards, a même été jusqu'à écrire qu'il fallait cinq générations !
Je pense que, derrière tout cela, la crainte de certains Français porte désormais sur la question de la loyauté. Les étudiants venus du Maghreb parlent un français parfait, ont des connaissances pointues, mais on sent bien qu'un doute pèse sur eux. Cela nous ramène d'ailleurs au début du XXe siècle où le démographe Jacques Bertillon (1851-1922) disait des naturalisés : il faut se méfier, ce sont des «faux nez français», en cas de guerre, ils pourraient revenir à leur allégeance originelle.
E.T. : C'est bien la preuve que le discours islamophobe actuel est en train de revenir insensiblement vers les catégories traditionnelles de l'antisémitisme... Conceptuellement, nous y sommes déjà. Ce que j'aimerais voir poser, moi, c'est plutôt la question de la loyauté des classes dirigeantes à l'égard de la France.
M. : Et vous-même, qu'est-ce qui vous fait tous les trois vous sentir français ?
J.D. : Je me sens français parce que je ne pourrais pas être quelque chose d'autre. Comme le disait Mauriac, je suis l'un des êtres les plus monoglottes au monde. Je baragouine l'anglais et l'espagnol, mais, si on me prive de la langue française, je suis perdu. Je me sens français aussi parce que c'est la langue de mes amis musulmans, qui vivent dans le Maghreb. Je me sens français parce que les résonances des paysages et de la langue qu'il y a dans chaque mot du français m'émeuvent. Voilà.
H.L.B. : Mes raisons sont assez proches de celles de Jean Daniel, pourtant j'ai l'impression d'avoir plusieurs facettes. Tout d'abord je me sens de la rive gauche. Si, si, je vous assure... Dans ma famille, un jour, il y a eu un mariage avec quelqu'un de la rive droite, et ça s'est fini par un divorce. Ensuite je me sens parisien, mais je me sens breton aussi. Cela dépend très nettement de mes interlocuteurs. Quand je suis dans un environnement scientifique, je me sens mondialisé. C'est vrai que la France joue un rôle important, mais j'ai toujours eu plusieurs identités, non pas concurrentes mais emboîtées, et à tel ou tel moment de ma vie, je suis plus imbriqué dans telle ou telle.
E.T. : D'abord, c'est le plus beau pays du monde, faut quand même pas déconner ! [Rires.] Non, sérieusement, je suis un bon patriote français, je crois d'ailleurs avoir été l'un des premiers à gauche, dans l'Illusion économique (1998), à appeler à un retour de la nation. L'attachement à un pays me paraît sain. Les globalisateurs fous, les gens de la nation dépassée, je les soupçonne de n'aimer personne, en fait.
Ce que j'aime le plus en France ? En tant qu'anthropologue, les rapports entre hommes et femmes me paraissent exceptionnellement bons. L'ouverture à l'égard des étrangers, au-delà des apparences du discours, a toujours été grande aussi et les mariages mixtes ont toujours été nombreux, si on compare notre situation à l'Allemagne, par exemple. Il est vrai que la droite sarko-lepéniste veut changer cette France-là, comme Vichy l'avait déjà tenté. C'est la raison pour laquelle l'élection à venir sera effectivement un choix de civilisation. La présidentielle apportera au fond la réponse à notre débat.
25/2/2012 , Aude Lancelin
Source : Marianne
Malaise dans l'identité française ?
Publié dans Médias et migration
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