Les chevilles craquent, les poumons brûlent, les vêtements deviennent trop lourds. Puis c'est le front qui perle, les gouttes de sueur qui troublent le regard, les bras qui balaient l'air tiède de midi pour rétablir l'équilibre. Au sol, les pierres qui fuient dans le vide préviennent d'une chute imminente. L'escalade des 900 mètres du mont Gurugú est sévère.
Devant nous, quatre Subsahariens en guenilles, secs comme des troncs d'acacia, ouvrent le chemin sans un mot, sans un regard pour le paysage sublime planté de pins, entre une mer miroir et des nuages nomades. Ils ont accepté de nous faire découvrir l'«Enfer», leur salle d'attente avant de monter à l'assaut d'une Europe-Eldorado.
Un Eldorado au bout de leur index, là-bas, tout en bas, à Melilla, enclave espagnole en terre marocaine à moins de dix kilomètres. C'est là qu'ils rêvent tous d'arriver pour trouver ou retrouver plus loin encore, à Rome, Paris ou Berlin, un proche, du travail, et oublier enfin «ces présidents-dictateurs corrompus» comme ils disent, qui les affament et les poussent à l'exil. Tous savent déjà que le défi est immense, qu'ils vont devoir affronter en pleine nuit la caméra thermique de l'hélicoptère de la guardia civil espagnole, les coups de barre de fer des militaires marocains et, surtout, escalader en moins de deux minutes la Valla, un barrage composé de trois rideaux métalliques longs de 11,5 kilomètres et hauts de six mètres avec leurs fils barbelés tranchants comme des lames de rasoir, et leur maillage truffé de pièges.
Sur les 12 kilomètres carrés de Melilla (80000 habitants), se donne, depuis près de vingt ans une sinistre pièce de théâtre, dont les acteurs principaux jouent à guichets fermés de part et d'autre d'un rideau qui ne s'ouvre jamais. Côté cour, les gardes civils espagnols gardent une Europe censée briller comme un lingot mais qui, affaiblie par une crise sans fin, ne peut et ne veut plus recevoir «toute la misère du monde». Côté jardin, le Maroc monnaie sa coopération dans la lutte contre l'immigration clandestine en échange du soutien de l'Espagne dans tout ce qui l'oppose à l'Algérie, ainsi qu'à grand renfort d'accords commerciaux privilégiés avec l'Europe.
Au milieu, entre le marteau et l'enclume, des milliers de Camerounais, de Gambiens, de Sénégalais, de Maliens, d'Ivoiriens, de Centrafricains, de Guinéens, fuyant la guerre et la misère chez eux, arrivent par vagues au Maroc après un voyage cauchemardesque de plusieurs mois, voire plusieurs années. En guise d'aperçu de ce qui les attend dans les «ghettos» plantés sur les flancs du Gurugú, les polices des pays qu'ils ont traversés, Mali, Algérie, Sénégal, Mauritanie, Niger, Libye, les ont consciencieusement passés à tabac, dépouillés du peu d'argent qu'ils avaient et leur ont confisqué sans état d'âme leur portable, unique lien avec la famille restée au pays.
«Les polices d'Afrique noire comme du Maghreb sont impitoyables, confirme Walid, 24 ans, originaire de Côte d'Ivoire, détenteur d'un Deug de physique-chimie, qui a fui son pays où étudier ne mène à rien. Pluie de coups, taxes imaginaires, et finalement, obligation de trouver un travail mal payé pour continuer le trajet. Certains fonctionnaires poussent le vice jusqu'à nous emmener dans le désert, loin de tout, avant de nous abandonner. Des voyages qui se soldent régulièrement par la mort.»
A chaque étape, hommes et femmes (parfois violées) se redressent sans une plainte. A la frontière du Maroc et de l'Algérie, seuls ou en groupe, les immigrés sont pris en charge par des passeurs qui les mèneront à l'«enfer» moyennant un «droit de guide» de 5 euros. Arrivés au sommet du Gurugú après trois heures de marche, ils doivent choisir le ghetto de leur pays. «Dans la boue et le froid, on se sent moins seul avec les siens», ironise al-Hassan, un Guinéen de 19 ans.
Puis c'est au tour d'un chef de leur demander un droit de ghetto (10 euros). Cela ne comprend aucune nourriture, aucune boisson, aucun abri. A chacun de trouver un coreligionnaire pour partager un «bunker», une tente en plastique bleu qu'il faut monter et démonter tous les jours pour éviter qu'elles soient détruites par les autorités marocaines aux cours de rafles. Certains bunkers peuvent abriter une dizaine de personnes. Boubakar, un chômeur sénégalais de 23 ans, précise qu'il n'a jamais connu d'endroit plus horrible. Et de nous raconter les bâches qui protègent à peine de la pluie et du froid, les nuits de trois heures, de peur de se faire surprendre et arrêter au cours d'une descente des militaires marocains connus pour leur brutalité.
Une fois installés, les clandestins vont entamer un ballet incessant entre le Gurugú et Nador, la ville voisine de Melilla, afin d'y faire les poubelles pour se nourrir. Récupérer des bidons en plastique pour y mettre de l'eau, faire de petits boulots pour gagner quelques dirhams. Ils ne restent jamais longtemps dans les villages périphériques, car on les chasse à coups de pierres. Qu'importe, disent tous les habitants du Gurugú, car le «grillage» est là, tout proche.
Soudain en pleine nuit, l'ordre est donné
Enfin arrive le jour tant attendu. Les chefs de ghetto signalent qu'il va y avoir un assaut contre le grillage et qu'il faut se préparer. «On part à plusieurs centaines en obligeant tous ceux que l'on croise à nous suivre pour qu'ils ne soient pas tentés de nous dénoncer», raconte Marius, Camerounais de 30 ans qui a fui la répression politique du président Paul Biya. Installé à Nador après avoir raté l'épreuve du grillage, il vit de trafics en tout genre et «aide» les illégaux, pour 300 à 3000 euros, à passer en Europe en les cachant dans les coffres, les pare-chocs et même les moteurs des voitures. «On marche de tranquilo en tranquilo, petites étapes sur la route du grillage afin d'y attendre le moment le plus favorable, poursuit-il. On peut y rester deux ou trois jours sans rien manger ni boire, mais l'espoir nous fait tenir. En pleine nuit, l'ordre est donné. On écoute s'il n'y a pas l'hélico et on court jusqu'à suffoquer.» A ce moment-là, trois ou quatre cents immigrés foncent sur les premières lignes marocaines qui sont en général prévenues. Les militaires tentent de les arrêter à coups de barre de fer en leur cassant les jambes pour les empêcher de monter, mais ils sont tellement nombreux que chacun a une chance de passer. Pendant la course vers le grillage, les immigrés se déshabillent pour y arriver le plus légers possible et abandonnent leurs chaussures dans les tout derniers mètres. Ils vont grimper sous les coups. Certains tomberont dans l'enclave de Melilla pieds et mains en sang, mais heureux. Ils ont atteint l'Eldorado. Pour les autres, c'est l'hôpital, ou le bus du retour vers Rabat.
Ceux qui ont réussi à «traverser» hurlent leur joie à genoux, les bras tendus vers le ciel. Après être passés par le commissariat, où leur sera donnée une carte leur permettant de circuler librement dans Melilla, ils vont intégrer le Centro de estancia temporal de inmigrantes (Ceti), où ils seront logés, nourris, suivis médicalement, avant de rejoindre l'Europe. Capacité officielle du centre: 480 personnes, nombre de pensionnaires: 975… «Depuis 2005, nous nous trouvons dans une configuration catastrophique, nous explique Carlos Montero Díaz, directeur du centre d'accueil. Les assauts sont de plus en plus fréquents, les printemps arabes poussent des milliers de familles vers l'Europe.
Maintenant, nous avons près de 3000 personnes de 40 nationalités différentes qui passent par le centre avant de rejoindre le Vieux Continent.»
Comment faire confiance à des despotes corrompus
Le centre coûte à l'Espagne un million d'euros par an. Indépendamment de l'entretien permanent, il faut débourser 80000 euros mensuels pour la sécurité, 170000 pour l'alimentation, 40000 pour la propreté. Il faut fournir aussi des vêtements, des chaussures, du matériel scolaire pour les enfants, des produits d'hygiène tous les mois. Certains illégaux porteurs du sida ont droit à un traitement gratuit. Tout est aux frais du seul Etat espagnol.
Sans oublier les problèmes de sécurité. Ce sont les Algériens qui posent le plus de problèmes, car ils boivent et se droguent. Ils ne restent généralement pas longtemps dans le centre. Ils préfèrent habiter des cabanes aux alentours. Ensuite, apparaissent des difficultés liées à la prostitution organisée par la mafia nigériane, très agressive, car elle veut se faire rembourser au plus vite les 40000 euros du voyage.
Sortie du Ceti pour le village algérien voisin: celui-ci consiste en quelques cabanes entourées d'ordures. Sur un fauteuil éventré, au milieu de canettes de bière, un homme au regard incertain accepte de nous parler. Il se dit réfugié politique, incapable pourtant du moindre discours cohérent. Son voisin évoque deux sœurs dans la banlieue parisienne qu'il veut rejoindre, et la façon dont les Espagnols lui ont pris ses papiers et l'ont, dès lors, considéré comme marocain. Mais il n'est pas marocain, ne veut pas retourner en Algérie, veut aller en banlieue parisienne pour se reposer avant de trouver un travail. Il ne veut plus entendre parler de son pays natal mis en coupe réglée, dit-il, par les militaires.
Retour aux abords du Ceti et discussion à bâtons rompus avec des Subsahariens. Savent-ils que l'Europe n'est plus l'Eldorado qu'ils imaginent? «On le sait, mais on préfère dormir sous des ponts en Europe plutôt que chez nous sans espoir, quitte à vendre des cigarettes dans la rue», avoue Abdel Malik, un Sénégalais de 32 ans, étudiant en sciences éco. Ont-ils conscience que la crise génère beaucoup de chômage? «Peut-être. Mais en France ou ailleurs en Europe, on aura de toute façon une chance que l'on n'a pas en Afrique», défend Ahmadou, un Malien de 22 ans, employé dans l'administration à Bamako. Et que pensent-ils de leurs dirigeants? «Comment voulez-vous que nous fassions confiance à des hommes politiques propriétaires de palais en Afrique, d'appartements luxueux à Paris, dont les fils s'achètent, toute honte bue, des voitures de luxe, des montres à plus de 100000 euros, des dizaines de costumes à 10000 euros avec de l'argent que l'Europe leur a envoyé pour notre développement», raille Marius, Camerounais de 30 ans et opposant politique. «Nous, on n'a pas le choix, c'est marche ou crève», ajoute-t-il tout en se demandant si la politique de l'Europe n'est pas «plus dangereuse pour nous que celle de nos despotes…»
14/3/2014
Source : .lefigaro.fr