mardi 26 novembre 2024 23:18

Migrants : I ’Otan en gendarme de la mer Egée

La Grèce a accepté le déploiement de navires de l’Alliance atlantique qui devront renvoyer les barques de réfugiés en Turquie. Au risque d’envenimer les relations entre ces deux faux amis.

 «Qui a ouvert les frontières de l’Europe aux migrants ? C’est la Grèce !» s’exclame avec fierté Petros Konstantinou dans son petit bureau décoré d’affiches révolutionnaires, au cinquième étage d’un immeuble vétuste au cœur d’Athènes. «Ce qui a réellement changé la donne, ce n’est pas tant l’évolution de la guerre en Syrie, mais bien la réaction des pêcheurs des îles grecques qui, au tournant de l’été, révoltés par les noyades en série, ont décidé d’aller sauver eux-mêmes ces gens en détresse, ouvrant la voie à un immense mouvement de solidarité sur tout le trajet en Europe, qui a culminé à l’automne», se réjouit encore ce responsable de Keerfa (Mouvement contre le racisme et le fascisme), une association très combative, et très à gauche, qui s’oppose aussi à la ligne actuelle du gouvernement grec d’Aléxis Tsípras, pourtant issu de la gauche radicale.

Les propos du dirigeant de Keerfa seraient même plutôt de nature à donner des sueurs froides aux autorités grecques. Lesquelles se démènent pour prouver qu’elles font «ce qu’elles peuvent» face à la crise migratoire et ont même accepté la semaine dernière le déploiement des navires de l’Otan dans la mer Egée. Une première, non seulement pour la Grèce, mais aussi pour l’Alliance atlantique qui s’impliquera, pour la première fois depuis sa création, dans «le démantèlement des réseaux de clandestins».

En collaboration avec Frontex, l’agence européenne de protection des frontières, les navires militaires de l’Otan, sous commandement allemand, donneront l’alerte à chaque fois qu’une barque remplie de migrants sera repérée et faciliteront son renvoi en Turquie, même lorsque ces embarcations seront interceptées dans les eaux territoriales grecques. Une initiative déjà dénoncée par la plupart des ONG impliquées dans le sauvetage des migrants sur les îles grecques, où sont encore arrivés près de 70 000 naufragés supplémentaires depuis le début de cette année.

Myriades d’îles

Dans un communiqué publié vendredi, Médecins sans frontières (MSF) a même qualifié l’opération en préparation d’«aveuglement dangereux», rappelant que «plus de 300 hommes, femmes et enfants se sont noyés en mer Egée» et considérant que la «militarisation de cette crise, avant tout humanitaire», comme l’a souligné l’un des responsables de MSF, ne résoudra rien. «Est-ce que les Européens ont une idée de ce que représente la mer Egée, avec ses myriades d’îles à surveiller ?» renchérit de son côté Laura Pappas, à la tête de Metadrasi, une ONG grecque d’aide aux migrants arrivés en Grèce.

«Et comment les migrants interceptés vont-ils réagir après avoir déjà survécu à tant de dangers et alors qu’ils ont souvent dépensé près de 2 000 euros pour la traversée ? Pense-t-on qu’ils vont accepter sagement de retourner en Turquie ? » s’interroge cette femme énergique, qui redoute que les migrants ne se jettent à la mer, provoquant encore plus de noyades, s’ils sont menacés de retourner à la case départ. L’implication de l’Otan en mer Egée ne concerne pas seulement le sort des migrants.«C’est un équilibre géopolitique fragile qui pourrait être remis en cause. Outre les risques de tension accrue face aux Russes dans le conflit syrien, ce sont à court terme les relations gréco-turques et la question du partage des eaux territoriales de la mer Egée qui vont être soumises à rude épreuve», constate l’analyste politique Georges Sefertzis. La Grèce et la Turquie sont membres de l’Otan, mais ce sont de faux alliés. Plutôt des frères ennemis qui se disputent notamment «les zones grises» de la mer Egée. Dont celles des Imia, cailloux rocheux dont la possession pourrait sembler grotesque, si la zone n’était pas considérée comme potentiellement riche en pétrole.

«La Grèce avait accepté au début des années 80 de limiter ses eaux territoriales à six milles des côtes grecques. Alors même que, selon le droit maritime international, la distance est de 12 milles», rappelle Sefertzis. Mais les accrochages avec les Turcs restent fréquents, comme l’a prouvé la semaine dernière le crash d’un hélicoptère de l’armée grecque avec trois personnes à bord. Ankara déclenchant immédiatement un interdit de recherche des corps dans ses eaux territoriales.

Outre la question maritime, il y a eu plus de 2 000 violations de l’espace aérien en 2015, «toujours à l’initiative des Turcs, dans une guerre des nerfs permanente qui pèse sur la Grèce, contrainte de répliquer en déployant ses propres avions. Or chaque décollage lui coûte un million d’euros», affirme l’analyste politique qui s’interroge : «Théoriquement, les navires de l’Otan doivent signaler les barques de migrants et les renvoyer en Turquie. Mais lequel des deux pays sera averti en premier, si l’embarcation se trouve dans une zone où, en réalité, la frontière maritime est inférieure à six milles de distance, comme c’est souvent le cas ? Le choix renforcera l’un ou l’autre, Athènes ou Ankara, dans les zones disputées», constate-t-il.

Depuis une semaine, les médias grecs répercutent les fuites des discussions à huis clos entre Angela Merkel, Jean-Claude Juncker et Recep Tayyip Erdogan à Antalya en novembre. Furieux de n’obtenir que 3 milliards d’euros d’aide pour freiner l’afflux des migrants (alors que la Turquie, il est vrai, accueille plus de 2 millions de réfugiés et aurait dépensé près de 7 milliards d’euros pour les gérer), le dirigeant turc aurait menacé de laisser s’accomplir «15 000 noyades et autant de petits Aylan [en référence au petit garçon mort noyé début septembre qui avait ému la communauté internationale, ndlr]» et d’ouvrir les vannes pour tous les réfugiés : «Les avions et les bus sont là», aurait-il déclaré. «Vous êtes considéré comme un prince à Bruxelles», lui aurait répondu le président de la Commission européenne. Au risque de sacrifier la Grèce ? s’interroge-t-on à Athènes. Déjà fragilisée par une révolte sociale contre les mesures d’austérité, bousculée par la priorité donnée au dialogue avec la Turquie, la Grèce s’est engagée dans une course de vitesse pour répondre aux exigences des Européens et achever avant le sommet européen de jeudi la mise en marche des cinq «hot spots» (centres d’enregistrement des arrivants), prévus sur les îles. Deux autres sont également en préparation intensive près d’Athènes et de Thessalonique, pour les migrants déjà enregistrés et en attente de relocalisation dans un pays européen.

Manifestation

«Nous avons notre part de responsabilité dans les retards», a reconnu cette semaine Iannis Mouzalas, le ministre grec chargé des Migrations. Reste que les promesses faites en septembre par les Européens tardent elles aussi à se matérialiser : seuls 497 migrants ont été relocalisés en quatre mois sur les 160 000 prévus. Du coup, les habitants de l’île de Kos, comme ceux du hot spot prévu près de Thessalonique, manifestent dans la rue leur hostilité à l’ouverture de centres qui risquent de se révéler non pas temporaires mais permanents, si les lenteurs européennes se confirment.

A Schino, près d’Athènes, l’ancienne caserne militaire était pourtant en chantier ce week-end. «Nous ferons tout pour être prêts à accueillir ici 4 000 personnes en transit», affirme un militaire posté à l’entrée de ce site isolé. Les victimes des guerres lointaines qui y seront installées auront en principe le droit de sortir la journée. Mais pour aller où ? Alors que la caserne est perdue le long d’une voie rapide, au milieu de collines pelées, et que la menace d’une fermeture des frontières au nord de la Grèce pèse également sur un pays qui se sent de plus en plus isolé.

14 février 2016, Maria Malagardis

Source : liberation.fr

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