mercredi 27 novembre 2024 08:34

Migrants : l’UE se ferme et se fracture

Si tous les Vingt-Huit sont d’accord sur la nécessité de renforcer les contrôles aux frontières extérieures, l’harmonisation de la politique migratoire est loin d’être acquise.

Viktor Orbán est-il le vainqueur idéologique de la crise des réfugiés à laquelle l’Union européenne est confrontée et qui risque encore en cette année 2016 d’être en tête de son agenda ? La politique brutale menée par le Premier ministre conservateur hongrois qui, pour stopper l’afflux de migrants (400 000 personnes entre janvier et octobre, essentiellement syriennes et irakiennes), a construit un mur à sa frontière avec la Serbie et la Croatie et traduit en justice ceux qui le franchissent, semble désormais faire école. Des murs, plus ou moins hermétiques, ont surgi en Slovénie, en Macédoine, en Autriche, en Bulgarie, et, un peu partout, les contrôles aux frontières intérieures, y compris en Allemagne et en Suède (lire pages 4-5), ont été rétablis au risque de mettre en péril l’espace Schengen de libre circulation. La générosité tentée par Berlin ou Stockholm n’est plus de mise : le million de réfugiés qui a gagné les pays européens en 2015, l’afflux le plus important depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a eu raison de la bonne volonté des pays les plus accueillants. Le ton est donné par les conclusions du sommet européen des 17 et 18 décembre : alors qu’à l’issue de leur rencontre de la mi-octobre, les 28 dirigeants européens parlaient encore de «solidarité», il n’est plus question cette fois-ci que d’«endiguer l’afflux» et de «reprendre le contrôle des frontières extérieures», donnant ainsi raison à Orbán, qui se pose depuis le début de la crise en défenseur de l’Union.

Cruelle ironie

L’heure semble bel et bien à la construction d’une «Europe forteresse», celle-là même que les Européens étaient accusés de vouloir mettre en place dans les années 80, lors de la signature des accords de Schengen, ce dont ils se défendaient… Cruelle ironie. Reste que jamais l’Union n’a paru aussi fragile. Angela Merkel l’avait pressenti dès août 2015, lorsqu’elle pronostiquait que les réfugiés allaient plus occuper l’Europe au cours des prochaines années que la crise grecque et lui poseraient des défis autrement plus graves. Car, une nouvelle fois, les pays européens ont été pris par surprise par une crise que tout annonçait : comment imaginer que l’Union, un espace de paix et de prospérité sans équivalent dans le monde, qui plus est à portée de bateaux, allait pouvoir rester à l’écart des conflits du Moyen-Orient alors même qu’elle y prend une part active ? Qui pouvait penser que les millions de réfugiés syriens et irakiens allaient bien sagement attendre sur place ou dans les pays voisins que les conflits qui ensanglantent la région se terminent ? Surtout, comment penser que la Grèce, un pays en faillite et à l’administration totalement inefficace, parviendrait, seule, à faire face à un tel afflux ?

Corps de garde-frontières

Pourtant, dès la chute du rideau de fer, en 1989, suivie par la guerre dans l’ex-Yougoslavie, les pays européens ont pris conscience qu’ils risquaient d’être un jour confrontés à des migrations massives. Les Douze de l’époque ont alors mis en place une coopération à la fois dans le domaine de l’immigration (le groupe ad hoc immigration) et développé celle existant déjà dans le secteur policier (le groupe Trevi). La convention d’application des accords de Schengen de 1995 a repris une grande partie de ces avancées, qui ont ensuite été intégrées aux traités européens.

François Mitterrand et Helmut Kohl avaient proposé à la fin des années 80 la création d’un corps de garde-frontières européens, conscients qu’il fallait mutualiser les moyens. Cette proposition a été relancée au début des années 2000 par le commissaire à la Justice et aux Affaires intérieures de l’époque, le Français Jacques Barrot, qui avait en outre proposé une harmonisation du droit d’asile afin d’éviter que les réfugiés cherchent à aller dans les pays les plus généreux. Mais l’élan était déjà épuisé : les ressortissants d’Europe de l’Est n’avaient pas déferlé dans l’Union comme le craignait Pierre Joxe lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, et les réfugiés de l’ex-Yougoslavie avaient eu le bon goût de se précipiter en Allemagne avant de repartir chez eux à la fin de la guerre. Comme toujours, tant que la crise n’est pas aiguë, les Etats ne voient aucune urgence à partager leur souveraineté, comme on a pu le constater une nouvelle fois avec la crise de la zone euro ou le terrorisme.

S’appuyer sur la Turquie

Lorsqu’à partir de l’été 2015, le nombre de demandeurs d’asile a explosé (50 % des arrivants sont syriens, 20% afghans et 7% irakiens), et qu’il est devenu évident que l’Union était confrontée à un phénomène sans précédent, les pays européens ont réagi en ordre dispersé. L’Allemagne, l’Autriche et la Suède se sont montrées très ouvertes, les pays d’Europe centrale et orientale très fermés, et les autres, dont la France, ont croisé les doigts pour que les réfugiés ne viennent pas chez eux. Et la Grèce a laissé passer tout le monde, allant jusqu’à transporter les demandeurs d’asile jusqu’à la frontière macédonienne pour leur permettre de poursuivre leur route vers l’Europe de l’Ouest.

Si chacun est désormais d’accord sur la nécessité de renforcer les contrôles aux frontières extérieures et de s’appuyer sur la Turquie afin de limiter et d’ordonner l’afflux, l’accord est encore très loin d’être total, des failles profondes persistant entre les pays européens. Ainsi, la Pologne, la Hongrie (lire page 6), la Slovaquie et la République tchèque refusent fermement toute solidarité dans la répartition des demandeurs d’asile, alors qu’ils bénéficient largement des fonds européens (à hauteur de 4% de leur PIB), de la libre circulation qu’ils ne veulent pas voir limitée au profit de la Grande-Bretagne et de l’appui de leurs partenaires dans la crise ukrainienne. Pour eux, la religion musulmane est irréductible à la civilisation occidentale, et ils sont prêts à employer la manière forte pour s’opposer à des arrivées non désirées. Une attitude qui montre à quel point ils ne partagent pas les valeurs européennes de tolérance et d’ouverture au monde. De même, ces pays, avec la Grèce, refusent la proposition de la Commission de créer un corps de garde-frontières européen qui pourrait intervenir aux frontières extérieures, y compris contre l’avis du pays débordé.

En bref, il y a aussi une fracture Ouest-Est, entre les pays qui pensent qu’il faut agir ensemble pour faire face à un défi extérieur et ceux qui restent persuadés que la souveraineté étatique est le meilleur rempart. Une telle attitude pourrait se traduire par une scission de l’Union, la solidarité ne pouvant pas être à sens unique. La «victoire» d’Orbán est sans doute une victoire à la Pyrrhus : pour l’instant, une majorité de pays européens refusent de renier les valeurs qui ont fondé l’Union.

4 janvier 2016 ,Jean Quatremer

Source : Libération

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