mardi 26 novembre 2024 15:44

Migration, droit de fuite

Le Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon invite onze artistes contemporains qui abordent le thème de l’exil.

Les photojournalistes ne sont pas les seuls à documenter les déplacements humains. En dehors des interventions médiatiques d’Ai Weiwei à Lesbos ou de Banksy à Calais, d’autres artistes contemporains s’emparent du phénomène, explosif et actuel, des migrations. C’est en tout cas ce qu’a choisi de montrer «Rêver d’un autre monde, représentations du migrant dans l’art contemporain», une exposition déployée dans les sombres caves voûtées du Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation à Lyon. A la fois musée d’histoire consacré à la Seconde Guerre mondiale et lieu d’échange, ce centre fut le siège de la Gestapo pendant l’Occupation. Chargé des ombres du passé, notamment celle de Klaus Barbie, le musée s’attache aussi à décrypter le temps présent et a mis plusieurs années pour préparer l’expo. Là où fut torturé Jean Moulin, on trouve en ce moment des travaux d’artistes sensibles au sort de ceux qui empruntent la route de la migration.

Distance. Il n’est pas question ici de terminologie ni de débat sur ce que recouvre l’appellation, mais d’approches empathiques. Comme ces cartes dessinées par des migrants en connivence avec des jeunes plasticiens et des géographes. A contrario des images d’actualité, on trouve des photos distanciées et des réflexions intimes parmi les onze artistes de l’exposition.

Comme l’exprime Bruno Serralongue, qui montre sa série «Manifestations» du collectif de sans-papiers de la Maison des ensembles (2001-2003) : «La photographie de presse est un modèle et un antimodèle. Je travaille des écarts par rapport à une norme. Souvent, dans les médias, on utilise une image résumée, une image choc.» Tout le mérite ici est d’avoir donné la parole aux photographes, dans des interviews que l’on écoute à travers des petits écrans à côté des œuvres. Dans le parcours, deux visions s’opposent et se complètent. Celle de Mathieu Pernot, déjà publiée dans Libération et toujours aussi juste, et celle de Patrick Zachmann, personnelle et sensible.

Aux murs de l’impressionnante cave, des formes humaines endormies dans des sacs de couchage. Mathieu Pernot les a photographiées à leur insu en 2009. Il raconte avoir pénétré dans le square Villemin, près de la gare de l’Est, à Paris, pour rencontrer des Afghans : «Un matin, j’ai escaladé les grilles et je me suis presque mis à marcher sur une masse de corps. C’est la chose la plus forte que j’aie jamais photographiée, mais les photos étaient ratées.» Puis, prenant de la distance, Pernot parvient à faire de bonnes photos : «Les individus se reposent et semblent se cacher, comme s’ils voulaient s’isoler d’un monde qui ne veut plus les voir.»

Pathos. Si ses formes fantômes font penser à la figure judéo-chrétienne du gisant, le photographe rappelle que les Afghans y voient des burqas. Et si la vue de ces corps endormis est insupportable, inquiétante, elle est aussi fascinante. Mathieu Pernot, dans sa distance, appelle la nôtre, écartant du même coup mensonge, sensationnalisme et pathos. A Calais, il a saisi les traces du passage des voyageurs, morceaux d’étoffe dans la forêt, restes de vêtements sans propriétaire. Dans le texte qui accompagne ses tirages, il confie : «Je n’ai rien vu des migrants.»

«Honte». Face à ce travail, il y a Mare Mater, le film de Patrick Zachmann, qui redonne un visage et une identité aux migrants. Lui-même fils d’émigrés, Patrick Zachmann analyse son devenir de photographe à l’aune de l’histoire de ses parents. S’il fait des images, c’est parce que sa mère, qui a grandi dans une famille juive et pauvre d’Algérie, a tout jeté de son passé. Et que son père, né à Belleville, a perdu ses parents à Auschwitz. Il filme donc Rose Zachmann, sa mère, au bord de la perte de mémoire, et raconte sa trajectoire dans un journal intime et documentaire. Il crée ainsi sa propre mémoire, à rebours. Et rend hommage à celle des autres, généreusement. «T’avais pas honte d’être juive, quand même ?» demande-t-il à sa mère. «Si, en fait, j’ai fait un amalgame, être juif, c’était être pas français», répond-elle.

Patrick Zachman filme aussi Nourredine, parti en Allemagne chercher du boulot et qui finit par rentrer en Algérie. Il rencontre encore Nizar à Marseille, dont il perd le contact par la suite. Des récits de vie palpables, qui nous rapprochent, comme si c’était ceux de nos amis ou de nos parents. De cette petite exposition, on retient les mots de Bruno Serralongue : «L’artiste pose des questions, il ne s’agit pas d’en dire plus.» Et on garde aussi ceux de Mathieu Pernot : «Nous sommes tous potentiellement des migrants.»

14 mars 2016, Clémentine Mercier

Source : Libération

Google+ Google+