jeudi 28 novembre 2024 03:45

Mohammed Khair-Eddine : de l’exil à l’errance

Belle âme, bel esprit aussi, brillant causeur, cultivé, clairvoyant et intellectuel engagé. Mohammed Khair-Eddine vit toujours parmi nous. Il s’inscrit dans notre vie comme un grand écrivain, un grand  poète et un militant de la liberté.

Depuis sa mort, on a appris à mieux saisir la pensée de Khair-Eddine à travers son œuvre littéraire. Tous ceux qui l’ont connu confirment son attachement pour la liberté. La liberté devient, pour lui, un espace d’évasion privilégié : «Je te regarde oiseau, bel oiseau qui volettes de la steppe à la lune en hématines ; je dis que la vague est un caillou. Bel oiseau, si tu vois le désert, reprends-le».
Dès son premier roman «Agadir» publié en 1967, Khair-Eddine s’est préoccupé de la situation politique et culturelle du Maroc. On l’a connu, il était à la fois un poète de la  grande espèce et  un écrivain engagé qui rêvait de fonder un monde-modèle. Durant son exil, il dit de dures vérités. Il reproche aux intellectuels de bouder l’esprit démocratique et de perdre la faculté de penser et de juger par eux-mêmes.
Ce qu’il y a de très admirable chez Khair-Eddine, c’est  sa fidélité à un idéal. Son combat à lui a été celui d’un intellectuel engagé envers un écrivain et un poète. Il a désiré par-dessus toute une liberté pour lui et pour les autres. Il a voulu être  un exilé universel, il a appris à libérer son propre esprit. Pour lui, il est plus important d’être un errant malheureux que d’être un laquais heureux : «Errant si seul parmi ton ciel, ô tourterelle, vers la rampe d’éclairs sur les flots magiques d’enfances martyres. Ici les lampes abritent la lune ! La lame, bel oiseau, qui tranche ta carotide. Mais à qui parler, qui donc exhumer de la nuit d’où s’égoutte le silence violent ?»

«Résurrection des fleurs sauvages» est certes l’ouvrage le plus virulent contre une société hypocrite, dépravée et tracassée par des tourments séculaires. Khair-Eddine émettait dans cet ouvrage des idées assez précises sur le paysage politique et social de l’époque. On le voit, il souffrait, il s’inquiétait de la bassesse de certains désirs, de l’absence de dignité et de fierté. Il n’entretenait pas des idées pessimistes, même s’il est souffrant : «Avec les oiseaux de mer qui s’en iront frémissants dans la lumière oubliant la poudrière».

Fatigué d’une vie agitée, errante et de bohème, Khair-Eddine aimait évoquer les souvenirs de sa vie aussi souvent qu’il avait l’occasion de le faire. Il appréciait, comme tout nostalgique, les jours d’enfance, de sa jeunesse et de ses errances. Il pensait peut-être à ses amis dont le jugement n’avait d’égal que sa grande bonté. On découvre ici dans un autre trait important de sa personnalité, son respect de l’individu qu’il chercha à le libérer, comme il s’est libéré lui-même du joug de la société.
Rebelle et enflammé, Khair-Eddine est parti à la conquête du monde portant à ses épaules un lourd bagage d’idéaux. Il avait un besoin de  liberté, la passion de la vérité et l’amour de sa patrie. Dans cette aventure, il a mené une vie errante, une vie  sentimentale tourmentée et une vie matérielle souvent pénible. Il a défendu les causes qu’il jugea bonnes envers et contre tous. Il a beaucoup souffert de l’ostracisme politique. Il s’est créé beaucoup d’ennemis et délateurs : «Ecrasé ou riant, souriant ou surinant, homme non écrit, toujours inepte et sûr du bras séculier qui détériore le socle dans le fourmillement des étoiles délétères».

Mohammed Khair-Eddine a été dualiste par deux agents inséparables : l’errance et la poésie. La sensibilité qu’il a tirée de l’une de l’autre sera tenace, souvent agaçante. Sa poésie sortira à flots du vaste gouffre des souffrances de cette errance. Volcan coléreux versant une larve abonde et pleureuse, comme si la vie de ce poète s’était épuisée à redécouvrir l’émerveillement de son passé, à tenter d’en revivre les moments de candeur et à en souffrir sans trop le laisser voir : «Mes larmes nettoient le Rift, assis, debout, errant, très noir ; rageur et sûr ; j’armerai l’éclair parfait de phaétons maudits».  

En quittant un monde pour entrer dans un autre, Khair-Eddine s’est tracé une ligne de vie où l’indépendance de l’esprit, le goût de la poésie  ont comblé ses aspirations. Son ouvrage «Résurrection des fleurs sauvages» est le baiser qu’il donne à sa vie. Cet ouvrage fait l’apologie de la liberté et de la sensualité : «Mon sang est cet étrange passant…vaisseau bien cargué, voile déchirée  dans la nuit vétuste  des vents. Il ravage contus de soi seul, il savoure ton sang, ô nuit grise et bleue sous la cape des criquets moites».

Dans son œuvre, Khair-Eddine se révèle lui-même à travers des personnages qui ont ses perceptions et ses sensations. Il  a projeté dans un monde poétique son opposition aux influences morales. Il a éliminé de sa vie les tabous de la race humaine. Il a cherché dans l’errance un apaisement à son insatisfaction, à son angoisse et à sa déconvenue. C’est pourquoi l’œuvre de Khair-Eddine n’est pas finie parce qu’elle est celle d’un être angoissé et frustré : «Mais toi, là-bas très juste, toi qui remues ma nuit, avec tes miroirs, tes racines et tes cris…Donne ! Oh donne un peu de cette cola ! Mots ajustés, sans arme, errant dans le corps roide !  Ni moi-même, égrené, concassé, démembré ! Donne ! Oh toi qui toujours donnes ! Cette ombre à nous langues perdues, à l’idiome aberrant. Venu là par que langage, bardé de sales étoiles…- Eclipses amères ! Terreurs maniaques ! Décrochés de mon temps, sordide et simple, je marche sur les tisons du vieux sang clair».

Khair-Eddine est un poète authentique. D’une nature rebelle et romantique, partagé entre le cynisme et la naïveté, la logique et la contradiction. Il a un fier dédain de l’argent et les âmes cupides. Il a un faible pour les plaisirs de la vie, un faible pour les lieux de plaisir, bars et brasseries où il cherche une joie intérieure, une joie si profonde que rien ne saurait l’altérer : «La mer suppurée de musique se roule et creuse si bien ton cœur que s’assèche autour de toi : maisons et murs, arbres et routes ; hommes allant, cerceaux d’abois aux coups denses de fusils… Les femmes, encore debout, danseront, intrépides… Que d’elles me vienne le vent ajusteur du baobab, Corsaire redressé sur l’éclat de la terre!».
La vie d’un errant n’est pas de tout repos. Khair-Eddine avait toujours trouvé que l’errance était une chose pénible, qu’il ne faut pas désirer. Il était errant tout le long de sa vie. Il a écrit des textes dans lesquels il a parlé de sa vie avec amour. Il ne s’est jamais décidé à abandonner sa vie d’errance, parce que cette errance est restée liée à son amour de la vie : «Sur les chemins d’exil et d’étoiles, tu marches jouant avec le sable,  avec la nuit et l’eau consumée par tes paupières… N’était la roue, je serais le marbre amer se brûlant à tes yeux… aux mémoires sans timbre et sans pagaie».

Confronté aux réalités, l’errance a rendu une partie de son âme. Son principe de vie, si tant est qu’on puisse le résumer, consiste à vouloir plier le réel à ses rêves les plus extravagants. Car il a la fâcheuse habitude de prendre le contre-pied des mœurs de son époque. Il sait que la réalité se charge souvent de contredire les principes énoncés dans ses œuvres : «Je suis ce chien préliminaire, ce laminaire et ce tonnerre, hormis la foudre sillonnant fascinatrice l’éclair contus, luxure si calme que mon sang torride et pur intente aux sciences des léthargies le pleur très noir du Lapidaire!»

Il y a beaucoup à dire sur les transes de Khair-Eddine. Cette transe a fait irruption très tôt chez lui, dès son jeune âge. Ce phénomène s’explique. Parfois, il a une mentalité de frustré, de complexé, de vaincu.  Il croyait qu’il était appelé à remplir comme intellectuel une mission de salut. Il luttait toujours pour se dégager d’une double emprise, physique et morale. Dans son œuvre, l’égarement est appelé en termes non équivoques. L’égarement, allié à sa vie, se retrouve dans son œuvre : «Fauconnier solitaire brandissant ton cœur nu pour ton oiseau disparu dans la prunelle ardente des soirs d’orages fauves ; Fauconnier, sans raison, sans musique, tu vas, tu viens tournant en rond et sans relâche sur la rocaille où sèche le rêve ;  tu grandis, tu t’amenuises, sifflé par le haje irrédentiste, le geai rieur… par ton arme perdue, digérée par le ciel ; Fauconnier fou, l’amour est un brandon, un tison que le silence apaise».
Ses loisirs lui permettent de lire beaucoup, de boire, d’écrire et d’observer de près les gens de la vie. Il est en contact journalier avec des amis de tout âge et de toute condition. Il garde le culte du souvenir. Il possède le sens du détail et la notion  des choses marocaines. Il déteste les salonards qui doivent leurs situations à des relations, et dont l’esprit et le goût sont entachés de snobisme : «Il faudra te nettoyer les oreilles des toiles d’araignée qui s’y fabrique ; mauvais tissage ! Il te faudra oser, toujours oser crever l’œil trop calme du cyclone… et construire en toi le miroir où l’on voit courir en mer le cheval mort de l’éclipse».

Khair-Eddine a toujours aimé aller passer des moments dans les troquets  pour s’y reposer et méditer. Les plaisirs de la vie ont toujours été une source d’inspiration pour lui. Vivant et chaud, il a donné à sa vie un statut particulier, le statut d’une souveraine à qui il rendait constamment hommage en prose et en poésie : «Façonneur de temps rompus en cercles, en orgies, en oiseaux englués sur l’asphalte, mortellement couchés, pantelant sur le sabre reflété d’agonies, je te vois investi par la douceur très solidaire du photon de lasers qui de ma lymphe écrit l’aube sur le pisé de l’errance ordinaire».
Dans son œuvre littéraire, Khair-Eddine est beaucoup plus poète qu’écrivain, même s’il s’est souvent défendu de ne pas se laisser fanatisé par la poésie. Il a été, toute sa vie, tourmenté par les fanatiques. Son œuvre, dans l’ensemble, se rattache à des réalités ancrées au plus profond de l’être. Tous les critiques, sans exception, l’ont considéré comme l’un des poètes les plus distingués du Maroc. Ils ont rendu hommage au poète, voire à l’écrivain d’imagination.

La mort déjà présente dans l’œuvre de Khair-Eddine. S’il a lutté, toute sa vie, pour défendre son existence dans un monde trompeur et fourbe, se reconnaît, à la fin, impuissant devant l’inexorabilité de la mort. Il a toujours vécu dans l’incertaine réalité d’un monde cruel. Il tombe ensuite tranquillement et sans se récrier dans la certitude d’un repos éternel. Khair-Eddine a erré sa vie durant dans des dédales à la recherche de consolations plus ou moins immédiates : caresse d’amour, joies superficielles, plaisirs passagers, etc. Ainsi, Khair-Eddine ne se serait jamais débourbé, même en présence des saints de son passé. Dans sa tombe où il est enseveli dans la solitude, il ne voit que des souvenirs et ses rêves de paradis.

Khair-Eddine aurait pu devenir un machiavélien. Il a préféré poétiser pour la bonne cause et pour son plaisir, comme il a goûté de tout. Un poème qu’il récita toute sa vie « Résurrection des fleurs sauvages», montre que le poète aurait pu atteindre des cimes : «Mon sang est cet étrange passant… Vaisseau bien cargué, voile déchirée dans la nuit vétuste des vents. Il ravage contus de soi seul, il savoure ton sang, Ô nuit grise et bleue sous la cape des criquets moites. As-tu vu poindre le ciel fervent ? Quand ses démons l’élancent, sans bannière, il massacre !... il tord le cou aux peuples secrets… Et tire sur l’enfant magnifique du printemps. On enchaîne l’ermite, on flagelle l’enfant… Je suis d’entre les hères et les laissés-pour-compte ! Toute la terre s’ébranle, se fend, tout le pays exhale l’augure cruel. Abadan ! Tabriz sans l’ombre de son silence ! Tabriz martyre en tes décomptes de honte ! Larme efflanquée, soleil où crève la peau des mères à l’aube des mitrailles, sur des nattes, sur des outils. Suer l’asphalte, sur le naphte épandu en caillots sur les routes… quand on porte ses morts au cimetière, nu, ordinaire… tous marchent piétinant le sol où furent démembrés leurs ancêtres. Délivre mon corps de ce corps ! Délivre-moi des souvenirs ! Car je relève la tête et j’arme un sang neuf, bien cargué, voile au vent». 

30 Septembre 2015, Miloud Belmir

Source : Libération

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