dimanche 24 novembre 2024 23:58

Mustapha Kessous, Français malgré tout

Mustapha Kessous. (Photo : Facebook)Un peu plus de trente ans après la Marche pour l'égalité et contre le racisme, rebaptisée dans l'imaginaire collectif "Marche des Beurs", Mustapha Kessous, journaliste au Monde, a choisi de revenir sur ce pan méconnu de l'histoire récente et de redonner la parole aux participants eux-mêmes. 

Dans un documentaire en deux parties diffusé ce mardi 4 février sur France 2, il revient sur trois décennies d'essor du racisme et sur un échec : celui de ce grand mouvement humaniste qui a vu des milliers de jeunes descendre dans la rue pour crier qu'ils étaient des Français comme les autres et se sont vus claquer la porte au nez. Interview.

Quel a été le point de départ de "Français d'origine contrôlée" ?

Au tout début, je voulais écrire un livre sur ces événements, qui entraient en résonance avec mon histoire personnelle : je suis moi-même originaire de Lyon, et la Marche est née à côté,  dans le quartier des Minguettes à Vénissieux. Cet événement fait donc partie intégrante de l'histoire récente de la ville et de notre pays. Je souhaitais raconter une part de l'histoire méconnue, trop souvent racontée par d'autres et de façon biaisée. Je voulais la montrer sans tricher, avec un côté cru, humain et violent. En 2011, quand on a commencé à travailler sur ce sujet avec le réalisateur Jean-Thomas Ceccaldi, on a très vite compris qu'on ne pouvait pas se cantonner à raconter l'histoire de la Marche. Ce n'était que l'évènement fondateur, une partie de quelque chose de beaucoup plus grand qui s'étend jusqu'à aujourd'hui. Il fallait juste revenir à la genèse. 

Comment passe-ton en trente ans de la figure de "l'Arabe" à celle du "musulman" ?

La Marche a été enfantée par la génération post-guerre d'Algérie. Sous l'Algérie française déjà, on parlait de "musulmans". Après quoi, on ne parlait plus que d'"immigrés", puis de "fils d'immigrés". Le mouvement est d'abord né d'un rejet de la violence policière. Dans la première partie du film, on peut voir Claude Sérillon, lorsqu'il était présentateur du journal à Antenne 2 en 1983, rappeler que pas moins de 14 jeunes de banlieue étaient morts sous les balles des policiers cette année-là. Avec la Marche, d'un seul coup, tous ces jeunes sont redevenus "des Français", même si certains d'entre eux, n'avaient pas de carte d'identité nationale. Mais c'était quand même une jeunesse de France, qui avait grandi ici, à côté d'autres Français. Après la Marche, ces jeunes ont été qualifiés de "musulmans", ou "de racailles" - mais jamais Français tout court. 

Le constat que vous dressez dans ce film est très dur et critique : c'est celui d'un échec.

Dans les années 80, les hommes politiques n'ont pas fait le bon choix. Ils n'ont pas choisi les bons interlocuteurs. Les participants de la Marche étaient pacifiques et laïques, ils s'engageaient dans des thématiques sociales. Les organisations politiques de l'époque ont vu en eux des concurrents, un danger potentiel. Elles ont préféré favoriser les associations religieuses, qui avaient d'autres types de revendications comme la construction de salles de prières. On a donc symboliquement étouffé la démocratie, en choisissant d'écarter délibérément des gens car certains élus craignaient de perdre leur siège ou leur pouvoir. Ce film interroge aussi notre propre système. Aujourd'hui, certains hommes politiques, notamment des maires communistes, s'indignent du voile alors qu'ils l'ont laissé prospérer dans leur commune. Cependant, je n'ai pas entendu d'amertume dans le discours des anciens marcheurs. Le seul échec qu'ils ressentent, c'est de constater que trente ans après, leurs enfants se retrouvent aussi à la porte des entreprises et des boîtes de nuit.

Votre film met aussi des associations comme SOS Racisme sur le banc des accusés pour la récupération qu'ils ont fait du mouvement.

La création de SOS Racisme, en 1984, est venue occuper un espace laissé vacant. La Marche avait montré la force de la jeunesse. Près de 100.000 personnes étaient venues défiler dans les rues de Paris. Mais les marcheurs n'étaient que des petits poissons, pas de vrais militants. Et ils se sont sentis dépossédés. Le Parti socialiste a copieusement financé SOS Racisme et beaucoup d'intellectuels sont venus, de bonne foi, en rejoindre les rangs. Tout est donc parti d'un mauvais choix politique, au même titre que le vote Front national, qui a commencé à s'imposer précisément au début des années 80 - une émergence favorisée par la gauche, qui avait introduit la proportionnelle pour affaiblir la droite. Si les hommes politiques de l'époque avaient choisi d'intégrer les marcheurs à leur dynamique, qui sait, peut-être que nous vivrions dans une toute autre société. 

Car le problème ne vient pas des Français en général, qui se sont joints massivement à la marche, mais de l'élite, de la France d'en haut, qui a toujours autant de mal à accepter les Arabes. L'histoire de la Marche ne raconte pas un échec de l'intégration, mais juste de l'acceptation. La France "d'en-bas" est selon moi moins raciste, elle a des préjugés mais elle est souvent moins fermée que ses élites. La démonstration en est faite avec l'exemple de Karim Amellal, que j'interviewe dans ce film : à 28 ans, il est maire du petit village de Cevins, en Savoie, où il a grandi et où il est bien accepté. "On a découvert que la France n'était pas raciste", dit encore Fatima, quand elle repense à la Marche et au soutien que ses camarades ont reçu. Avec ce film, je ne ne souhaite pas mettre les Français qui ne sont pas d'origine maghrébine sur le banc des accusés, mais juste une certaine élite. Il y a des mots dans leur discours à ne plus prononcer, tels que "beurs" ou même "intégration". Je pense d'ailleurs que l'assimilation est un débat désuet. 

Pensez-vous que l'échec de la Marche à se traduire en gestes politiques concrets a joué un rôle dans la résurgence de l'islam ?

Le retour en force de la religion s'explique par l'envie d'avoir une appartenance. Une carte d'identité pourra toujours être remise en cause, contrairement à votre foi. A la fin des années 80, quand le chômage de masse s'est installé durablement dans les cités, cela a laissé plus de temps aux Anciens pour retrouver la religion et c'est à ce moment-là aussi où les jeunes ont commencé à faire la prière. Aujourd'hui, les associations religieuses sont installées dans ce manque de reconnaissance dont souffrent ces jeunes Français. Elles ont au fur et à mesure adopté un discours politique, et demandent en contrepartie de leur soutien à un élu que ce dernier prenne en compte leurs revendications. Cela est illustré par le slogan "un voile égal une voix". Elles sont paradoxalement, très républicaines. Elles ont compris que ce pays fonctionne au rapport de force et que pour compter, il faut se compter.

Nous avons basculé dans une toute autre société. Comme Hanifa, l'une des participantes, l'indiquait dans le film : "En 1983, si on nous avait dit : "Allez, on mange tous du porc", on l'aurait fait. On s'est offerts à la France, et elle n'a pas voulu de nous". Pour décrire la relation qu'entretiennent les Français d'origine maghrébine avec la République, je pourrais utiliser une image, c'est que cette République ne leur a pas dit assez qu'elle les aimait.

Le désaccord entre la République et ces enfants dont elle ne voudrait pas est-il irrémédiable ?

Dans le film, quand je demande à Malek Boutih si la République reconnaît tous ses enfants, il me répond : "Oui, mais dans la pièce d'à côté". Moi, ce que je voudrais, c'est casser la cloison. Mais je pense qu'il faudra beaucoup de temps pour cela, pour déconstruire progressivement tous les ghettos sociaux qu'on a bâtis petit à petit pendant toutes ces années et atteindre enfin une véritable paix sociale. Pour cela, il faut mettre en place une véritable politique anti-discrimination, qu'on forme les policiers et les juges à cette thématique. Vous pouvez avoir un nom français, si vous avez une tête d'Arabe, cela se retournera contre vous. Il faudrait admettre une bonne fois pour toutes que la France est déjà mondialisée, se rendre compte qu'elle partage sa plus grande frontière avec le Brésil. Au lieu de prendre en compte cette réalité, on veut réduire la France à l'Hexagone, à Paris et au boulevard Saint-Germain. C'est pourquoi j'étais favorable au C.V. anonyme, pour éviter que votre candidature ne se retrouve à la poubelle si vous avez un nom arabe. L'idée a été abandonnée sous prétexte qu'en République, "on ne se cache pas et on ne se voile pas". C'est dommage car cela aurait donné un outil supplémentaire aux préfectures pour sanctionner les entreprises qui pratiquent la discrimination. 

Dans votre film, vous montrez aussi comment les évènements extérieurs, le 11 septembre 2001 par exemple, ont conduit à une stigmatisation de plus en plus forte de l'islam et en filigrane, des Arabes. 

La critique de la religion est nécessaire, mais lorsqu'elle est récurrente, c'est du harcèlement. L'islam constitue le paravent parfait. Près d'un million d'enfants vivent sous le seuil de pauvreté, le nombre de sans-abri a augmenté de 50% en quelques années mais il semblerait que le seul problème soit l'islam. Essayer de nous faire croire cela, c'est insulter mon intelligence. La dernière décennie, depuis le 11 septembre 2001, a été calamiteuse. Les gens se sont retrouvés d'un seul coup réduits à leur religion, et en être le porte-étendard, même à l'étranger. En tant que Maghrébin, je ne pense pas être à l'origine des exactions qui se passent en Afghanistan, par exemple. 

En 1989, il aura suffi de quelques filles voilées à Creil pour faire trembler la République. D'ailleurs, ce qui est amusant, c'est de voir le glissement sémantique. On est passés du "foulard", à la "foulard islamique", puis du "voile" à la "burqa". Ce choix des mots n'est pas innocent : il renvoie à une certaine violence, à une problématique extérieure que l'on tente de ramener chez nous, d'importer en France. 

Pensez-vous qu'à terme, les Français d'origine maghrébine seront mieux intégrés, comme l'ont été les vagues successives d'immigrés en France, - les Espagnols, les Italiens, les Polonais ?

Les autres immigrés, ceux d'il y a un siècle, les Polonais et les Italiens, se sont intégrés au fur et à mesure. Mais les Maghrébins représentent une catégorie à part car ils sont pas complètement blancs et qu'ils n'ont pas la même religion. A cela, il faut ajouter la relation schizophrénique entre l'Algérie et la France. Les précédents immigrés ont commencé à être acceptés en France parce que les Arabes sont arrivés. 

Dans les années 80, il y avait encore du travail. Depuis, la société s'est durcie et il y a toujours un nouveau bouc-émissaire. Les Roms sont un peu les Arabes d'aujourd'hui. Mais si demain, on assiste au retour du plein-emploi, on peut être sûr que la stigmatisation s'atténuera. Ce problème est lié à notre histoire. En France, nous nous sommes construits contre les autres et non avec les autres. Et il est très facile de s'attaquer aux Maghrébins parce qu'ils sont vulnérables, ils n'ont ni relais médiatiques, ni groupes de pression. Ce qui prouve bien au fond qu'ils ne sont pas communautaires. Cependant, je suis satisfait de constater qu'il y a de plus en plus de noms à consonance maghrébine sur les listes municipales, pas pour construire des minarets comme on voudrait nous le faire croire mais pour défendre des problématiques communes. La France est en elle-même un pays politique. La solution passe par cette voie.

Car il existe une corrélation entre l'intégrisme et le harcèlement dont certains Français sont victimes. Bien sûr, l'intégrisme doit être combattu et les Maghrébins doivent aussi d'avantage jouer le jeu politique. Et  l'intégrisme ne représente qu'une goutte d'eau sur les millions de musulmans que compte ce pays. Sans quoi, cette population aurait explosé depuis bien longtemps. Or les Français d'origine maghrébine n'ont pas quitté massivement le pays, ils n'ont pas éclaté. Ils se sont même enracinés. Ce qui prouve bien qu'ils sont Français. Malgré tout. 

03.02.2014 ,  Julien Vallet.

Source : fait-religieux.com

 

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