dimanche 24 novembre 2024 21:30

"Ni citoyens ni étrangers, les immigrés d’ex-URSS n'ont aucun statut en Russie"

Des immigrés travailleurs à Sotchi à ceux qui "survivent" à Moscou, quelle réalité pour les migrants des anciennes républiques soviétiques en Russie ?

ENTRETIEN avec Svetlana Ganouchkina, présidente de l'ONG "Comite d'Action Citoyenne", une organisation qu’elle a fondée en 1990 et qui s’occupe des réfugiés victimes des conflits à la périphérie de l’URSS. Depuis 2005, l’ONG se consacre aux travailleurs immigrés en Russie. Svetlana Ganouchkina est également responsable du réseau "droits et migrations" de l'ONG Mémorial et membre du Conseil au développement de la société civile et des droits de l'Homme auprès du président de la Fédération de Russie.

Fille de psychiatre, Svetlana Ganouchkina a fait des études de mathématiques et mécanique à Moscou dans les années 1960, avant de débuter son activité de défense des droits de l'Homme à la fin des années 1980 en s'occupant des premières vagues de refugiés en Russie.

Russie Info : Comment évolue le nombre de travailleurs immigrés en Russie ?

Svetlana Ganouchkina : Le nombre des travailleurs immigrés s’est stabilisé ces dernières années. Il en est arrivé beaucoup lors du gros "boom" dans le secteur de la construction, mais maintenant que ce secteur est en stagnation, le nombre d’immigrés se stabilise également. Bien entendu, cela dépend des régions de la Fédération.

A Sotchi, pour la construction du site olympique, il y en avait énormément. Leurs conditions de travail étaient complètement esclavagistes, c’est un vrai scandale. Nous avons recueilli de nombreux témoignages et nous allons rédiger un rapport sur ce sujet. Une fois qu’il sera prêt, nous donnerons une conférence de presse. Les tribunaux vont entendre parler de nous, car beaucoup de travailleurs immigrés n’ont tout simplement pas été payés, certains ont été battus, et il y a même eu un cas de viol dans un commissariat.

Russie Info : Pourtant le budget était énorme, pourquoi les sous-traitants ont-ils eu besoin d’économiser sur la main-d’oeuvre ?

Svetlana Ganouchkina : C’est une tradition ici, ces personnes ne sont pas des salariés, ce sont des esclaves que l’on exploite dans le cadre d’un système esclavagiste. L’argent attribué a forcément été détourné par quelqu’un, car dans ce système, il n’avait en soi pas d’autre fonction que d’être détourné. Les constructeurs sur les sites olympiques n’ont pas seulement économisé sur la force de travail des hommes, ils ne l’ont souvent même pas payée au maigre montant promis.

Russie Info : Comment expliquer l’hostilité latente d’une grande partie de la population envers ce genre d’immigration ?

Svetlana Ganouchkina : En Russie, il y a les étrangers et les étrangers. Les immigrés que l’on méprise sont ceux de l’ex-URSS. Et déjà, pendant l’Union soviétique, on se méfiait un peu d’eux, tandis qu’on respectait profondément la personne qui venait d’Occident.

Je me souviens d’un Bulgare dans un magasin qui avait fait une petite faute en prononçant la somme "1 rouble et 40 kopecks". La caissière lui a tapé sur les doigts alors qu’elle comprenait parfaitement de quelle somme il s’agissait. J’ai interpelé cette caissière, je lui ai dit qu’elle devait avoir honte de faire la morale à un étranger qui faisait l’effort de parler un russe compréhensible.

Elle m’a répondu : "mais de quel étranger parlez-vous ? C’est un gars de chez nous, encore un de ces Géorgiens !"

C’était donc permis de gronder un Géorgien parce qu’il n’était pas vraiment "étranger". Aujourd’hui c’est la même chose : le statut d’étranger est réservé aux Français, aux Allemands, aux Américains... Ni citoyens, ni étrangers, les immigrés d’ex-URSS n’ont juste aucun statut en Russie. Ils ne sont "pas de chez nous", point barre.

Russie Info : Recevez-vous beaucoup de plaintes liées à des violences racistes ?

Svetlana Ganouchkina : Oui, c’est monnaie courante. Des insultes, des passages à tabac dans le métro… Et ça, par contre, c’était inimaginable à l’époque soviétique. On pouvait les gronder de manière paternaliste mais jamais un citoyen soviétique ne les aurait battus, humiliés, assassinés avec préméditation.

L’homo sovieticus n’était pas raciste. Il était solidaire de toute l’Afrique, de tous les esclaves noirs aux Etats-Unis. Il n’y avait pas beaucoup de noirs en URSS mais ils étaient vraiment accueillis comme des frères.
Rappelez-vous qu’à la suite des Jeux olympiques de 1980 à Moscou, il y a eu toute une vague de naissances métissées ! Paul Robeson et Louis Armstrong étaient les idoles des jeunes.

Aujourd’hui, il y a des groupes nationalistes qui tuent de sang froid nos anciens compatriotes en répondant à des objectifs chiffrés...

Russie Info : L’immigration est une grande préoccupation pour la société russe qui en a besoin pour faire face à un manque important de main d’œuvre, mais qui la rejette violemment. Comment se résoudra ce paradoxe ?

Svetlana Ganouchkina : La population ressent une menace car les autorités n’essayent même pas de solutionner ce problème. Ils ferment les yeux et ils répriment. Mais il ne faut pas se voiler la face, il est aussi vrai que les travailleurs immigrés font de la concurrence déloyale à la main d’oeuvre locale en acceptant n’importe quelles conditions.

Bien sûr, les Moscovites ne veulent pas déblayer eux-mêmes la cour de leur immeuble, mais il y a aussi beaucoup de postes pour lesquels on embauche des immigrés parce qu’ils coûtent moins cher. Il y a un autre problème : dans certains secteurs, les immigrés travaillent vraiment mieux que les Russes. En ce qui concerne les services aux personnes âgées, par exemple, les femmes d’Asie centrale font vraiment du bon travail car elles sont bienveillantes avec les vieilles personnes. De mon côté, j’ai beaucoup d’amis âgés qui ne veulent pas confier ce poste à des Russes.

Un autre exemple de préférences ethniques : quand la municipalité confie un poste de concierge à un Russe, elle prend le risque que la personne gise régulièrement « bourrée » dans un coin de la cour dès qu’elle a touché son premier salaire, donc elle privilégiera un immigré.

Les traditions d’Asie centrale ne menacent aucune culture dans un pays qui est déjà multi-culturel, et je dirais même plus, il y a parmi elles des usages que les Russes eux-mêmes feraient bien d’adopter. Ces personnes soi-disant moins civilisées ne boivent pas comme des trous et s’occupent très bien de leurs vieux.

Russie Info : Selon cette statistique légendaire, 80% des crimes seraient commis par des immigrés. Quelle est la réalité ?

Svetlana Ganouchina : De mémoire, il me semble que c’est l’ancien maire de Moscou Iouri Loujkov qui a inventé ce mensonge, et les gens y croient parce que les autorités ne cessent de le répéter. En réalité, même pas 4% des crimes sont commis par des immigrés, et ce chiffre est stable. A Moscou, ce pourcentage s’élève à un peu plus de 15%.

Les "crimes" les plus répandus sont le passage illégal de la frontière et la falsification de passeports russes... Prenons un exemple de l’irrationalité en Russie. Imaginez que vous êtes sans papiers, et que vous voyez dans la rue une enseigne "passeports russes pour pas cher". Bien-sûr vous y allez ! Vous ne voulez faire de mal à personne, vous voulez juste qu’on vous donne des papiers. Quand vous allez à la boulangerie et que vous achetez une baguette, vous ne pouvez pas vous douter qu’en fait, on vous vend un caillou.

Cela pour dire que n’est pas à cause des immigrés que ce genre de business existe. Eux, supposent qu’il y a des autorités russes qui contrôlent ces commerces, d’autant plus qu’ils sont visibles et ne se cachent pas. Mais en Russie, les autorités ne répriment pas ces établissements, elles ne répriment que les immigrés. Quand elles dénichent des travailleurs sans papiers, c’est toujours le travailleur qui est sanctionné et jamais l’employeur. Le travailleur, lui, voudrait bien signer un vrai contrat et avoir des droits. Il n’est pas contre !

Russie Info : Est-ce que les autorités veulent juste faire des profits sur les immigrés ou est-ce qu’elles ont vraiment des préjugés racistes ?

Svetlana Ganouchkina : Au cours d’un litige administratif concernant le titre de séjour d’un Ouzbèque marié à une Russe, j’ai entendu la juge demander à cette citoyenne russe : "Mais comment avez-vous pu vous marier avec ce "bougnoule" ? - Moi, j’ai attendu sept ans avant de choisir mon mari, tandis que vous, vous vous êtes précipitée comme ça... ".

Voilà comment peut parler un juge en Russie. J’avais envie de lui répondre "mais si vous aviez bien choisi votre mari, vous ne seriez pas aussi frustrée !".

Une autre histoire assez éclairante: il y a deux jours, nous avons reçu un Canadien qui s'était fait dépouiller. Il était à Moscou depuis deux jours, ne connaissait pas la ville, ne parlait pas du tout le russe, et n’avait plus de passeport.

La première question qu’on lui a posé au commissariat concernait son agresseur: "c’était un Caucasien ?".

Cette question revenait sans arrêt parce que les policiers n'obtenaient pas la réponse qui leur convenait. Notre Canadien répondait à chaque fois "non", que c’était une personne d’apparence slave, mais il n’y avait rien à faire, les policiers n’étaient pas d’accords. Ils l’ont retenu pendant 17 heures sans eau ni nourriture. Au final, les policiers lui ont dit qu’il devait soit retirer sa plainte, soit rester en Russie jusqu’à ce qu’on trouve son malfaiteur.

Puis, ils lui ont amené cinq personnes et lui ont demandé de désigner l’une d’entre elles, il a refusé. Le lendemain, une horde de policiers a débarqué à son auberge de jeunesse, le jeune Canadien leur a échappé en sortant par la cuisine. Finalement, c’est un balayeur ouzbèque qui a trouvé son passeport et l’a ramené à l’auberge de jeunesse...

19/03/2014

Source : russieinfo.com

 

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